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cru devoir exprimer l’éparpillement d’une colonie rare et clair-semée sur un sol presque nu ; mais la peinture a des lois supérieures à tous les raisonnemens de l’histoire et de la philosophie, et le désert lui-même, s’il était transporté sur la toile, devrait nous présenter au premier plan quelque objet digne d’étude, ne fût-ce que la carcasse d’un chameau. Il y a un pacte tacite entre le peintre et le spectateur ; vous prenez un homme par la main, vous l’introduisez dans un petit monde à part, isolé de tout le reste par les limites infranchissables du cadre, et vous lui dites : Regardez ! Le spectateur, qui vous respecte à charge de revanche, s’attend à pénétrer dans un milieu disposé par vos soins pour la satisfaction de son esprit. Il n’est pas assez sot pour exiger que votre cadre soit une fenêtre ouverte sur la nature ; il vous reconnaît le droit de choisir, d’assembler et de combiner les objets selon vos convenances personnelles ; il fait la part de votre tempérament : atténuez, exagérez, forcez, éteignez ou incendiez, transposez dans un ton ou dans un autre ; vous avez carte blanche, pourvu que vous restiez fidèle au parti que vous aurez pris vous-même, et que vous vous gardiez des fausses notes. On exige, et à juste titre, que les lois de la vision ne soient jamais violées et que les objets les plus rapprochés du regard soient les plus dignes d’être vus. Le second tableau de M. de Chavannes est beaucoup mieux composé : la ville moderne emplit les fonds ; le premier plan représente le pont d’un bâtiment caboteur où les types de l’Orient proche et lointain, Hindous, Persans, Turcs, Grecs, Juifs, s’étalent dans un savant pêle-mêle avec les animaux, les fruits et les marchandises du Levant. Les deux toiles sont dignes d’éloge, le paysage est toujours simple et grand, les figures bien construites et élégamment drapées, les mouvemens heureux et justes ; mais la précision du dessin manque partout, ou du moins les figures sont à demi cachées sous une enveloppe surnuméraire qui supprime commodément le modelé. L’œil réclame avec obstination un degré d’achèvement que l’artiste refuse avec une obstination au moins égale. On l’adjure de sortir de l’ébauche ; il s’y cantonne fièrement, érigeant en principe ce qui n’est, j’en ai peur, qu’un irréparable défaut de l’éducation première. Craint-il donc de gâter ses figures en les poussant davantage ? Croit-il que le dessin soit un élément de décomposition pour des tableaux qui doivent être vus à distance ? Qu’il fasse le voyage de Rome ; qu’il dépense une année ou six mois, comme M. Baudry, à copier les sibylles de la Sixtine : il verra que ces images colossales sont finies comme des miniatures, et que le grandiose n’y perd rien.

La critique se voile la tête devant l’immense erreur de M. Isabey. Est-ce bien une erreur ? On dirait presque une gageure.