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fanatiques de l’art humanitaire m’accuseront peut-être de limiter le champ de la peinture et de rabattre son essor ; ils diront, avec l’honorable et très capable M. Charles Blanc, que « la peinture est un moyen et non pas un but, un art d’expression plutôt qu’un art d’imitation. » Oui certes, la peinture est un art d’expression, et son rôle ne sera jamais de copier la nature en trompe-l’œil ; mais je maintiens que son domaine se réduit aux objets, à l’exclusion des idées. Qu’elle nous montre un paysage, un groupe, une figure, tels que l’artiste les a vus, interprétés et voulus, qu’elle nous fasse admirer un coin des choses à travers le génie et le travail du peintre, elle aura mis en plein dans le but, et elle deviendra un moyen d’avancement moral pour tous les hommes nés et à naître.

La Divine Tragédie de M. Chenavard pèche contre la loi fondamentale de la peinture, qui est de contenter les yeux, je ne dis pas de les charmer : la grande fresque de la chapelle Sixtine n’a pas le velouté riant de l’Antiope ; mais sa sévérité terrible frappe la vue sans l’inquiéter, c’est un ensemble solide et harmonieux s’il en fut, sans tons criards ni couleurs aigres. Je n’ai garde d’emprunter la massue de Michel-Ange pour assommer un homme de notre temps ; j’accorde à M. Chenavard le choix de son milieu et cette lumière exceptionnelle qui n’appartient ni au jour ni à la nuit. Libre à lui d’égarer au milieu d’une vaste grisaille quelques tons rouges, verts et bleus, qui ne sont ni rouges, ni verts, ni bleus, et un arc-en-ciel attristé pour ne pas dire malpropre ; l’effet général du tableau est-il satisfaisant, votre premier coup d’œil a-t-il été favorable à l’œuvre ? Non ; l’auteur a donc eu tort de rédiger sa tragédie en peinture, lorsqu’il pouvait l’écrire en prose.

Si du moins le drame était clair, et s’il s’expliquait par lui-même ! Mais il a fallu cinquante lignes de petit texte pour guider le spectateur à travers ce chaos, et, quand vous avez lu patiemment les explications du peintre, vous demandez encore un ou deux bons volumes de symbolique à la Kreutzer. L’auteur (dirai-je l’auteur ou l’artiste ?) est un dilettante en histoire. Il a voulu représenter le triomphe du Christ sur les anciens dieux, et il n’oublie dans le dénombrement des vaincus ni la vieille Maïa l’Indienne, ni Hemdall, fis d’Odin, ni le loup Fernis ; mais il néglige de nous montrer certains dieux qui ont échappé à la déroute générale, et qui règnent encore aujourd’hui sur la grande moitié du genre humain. Il suppose que l’avènement de la Trinité chrétienne date du Calvaire ; chacun sait que le dogme de la Trinité est beaucoup plus récent.

On pourrait négliger les inexactitudes de détail, si l’action s’imposait à l’esprit par une mise en scène logique ; mais quoi ? Vous prétendez nous faire assister à la victoire du vrai Dieu sur les faux,