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II

Depuis la mort de Philippe (1506) jusqu’à la révolte des comunidades en 1520, Jeanne resta prisonnière dans la forteresse de Tordesillas, et n’apprit plus rien de ce qui se passait au dehors. Ferdinand, son père, qu’elle avait revu en 1507, non sans une profonde émotion, mourut en 1516, laissant à son petit-fils Charles le royaume-uni. Il n’avait pu le lui conserver qu’en agissant envers sa fille comme il l’avait fait, car la mort même de Jeanne n’eût pu le servir autant que son incapacité de régner. Jeanne morte en effet, Ferdinand eût été obligé de donner la Castille à son petit-fils et de paralyser ainsi sa propre action dans la Péninsule. Charles, qui avait hérité des états de son père, qui bientôt après allait hériter de ceux de son grand-père Maximilien ainsi que de la couronne impériale, se trouva héritier de l’Espagne réunie, et il avait plus intérêt encore que Ferdinand à laisser sa mère où elle était. Il avait été élevé par sa tante Marguerite dans « la grande idée » de la monarquia, qui devait réunir entre ses mains tous les pays du monde civilisé et lui permettre de maintenir partout la vraie foi, ou, comme on disait alors, « d’assurer la paix à la chrétienté et de défendre la cause de notre Sauveur contre les infidèles et les hérétiques ; » il eût vu s’échapper la clé de voûte même de son édifice, l’Espagne, en laissant Jeanne monter sur le trône. Les idées hétérodoxes, alors si répandues dans la Péninsule, y eussent sans doute triomphé à l’ombre d’un gouvernement modéré, comme l’aurait été infailliblement celui de la reine. Il sacrifia résolument sa mère à sa « mission, » comme Philippe avait sacrifié sa femme à son avarice, comme Ferdinand avait immolé sa fille à ses plans politiques. Ce n’est pas que Charles ait agi sciemment ; loin de là, et c’est ici un des nombreux points où nous nous séparons de M. Bergenroth : Charles avait à peine seize ans quand son grand-père mourut, et depuis dix ans il n’avait jamais rien su de sa mère que sa captivité et sa folie. Comment aurait-il pu songer, si prématurément corrompu qu’il fût, à une supercherie de son aïeul, qu’il vénérait et admirait ? Peut-être eût-il dû s’assurer de la vérité ; il ne mit aucun empressement à le faire. Arrivé en Espagne dès l’été de 1517, il ne vint à Tordesillas qu’au printemps de l’année suivante. Ce qui est certain, c’est qu’après cette visite il ne lui fut plus guère possible de croire à l’incapacité absolue de sa mère, nous ne disons pas de gouverner, mais de vivre en liberté. Il y eut là évidemment une de ces illusions à moitié volontaires auxquelles les hommes aiment à se laisser aller quand elles sont favorables à leurs intérêts. Le soin