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produisit pas encore cette protestation. Il se contenta de recommander à un de ses fidèles Aragonais. Mosen Luis Ferrer, le bien-être de ses enfans chéris, et même leur paix conjugale ; puis, il se rendit à Naples. Cependant. « Dieu eut pitié du plus fidèle de ses serviteurs. » A peine arriver en Italie, le roi apprend la nouvelle de la mort subite de son gendre Philippe. On voit que Ferrer avait admirablement compris et exécuté les instructions de son maître. Personne en effet ne douta que Philippe ne fût mort de poison. Les médecins, il est vrai, déclarèrent qu’ils n’avaient point trouvé de traces suspectes dans le corps du duc ; mais il est bon de dire qu’ils n’avaient pas voulu examiner les entrailles, et qu’ils les avaient fait enterrer pendant qu’ils procédaient à l’embaumement. Les tribunaux, trouvant le cas trop délicat, n’osèrent intervenir ni contre les auteurs présumés du crime, ni contre les calomniateurs ; on s’empressa même de mettre en liberté les criminels qui eurent assez d’esprit pour déclarer qu’ils savaient quelque chose du bocado’ (c’était l’euphémisme employé alors pour ce genre d’assassinat) donné à Philippe[1].

Voilà, donc Jeanne veuve, et elle a pour dot le royaume de Castille. Les prétendans ne manquèrent pas, comme bien l’on pense : parmi eux se trouvaient Gaston de Foix et Henry VII d’Angleterre, qui, on le sait, aimait l’argent, et que la folie de Jeanne n’effrayait point, car il l’avait vue peu auparavant. Ferdinand s’empressa de parer le coup. Il écrivit à toutes les cours des lettres sentimentales et doucereuses où il parlait de « sa profonde douleur » et de la démence de sa pauvre fille, démence qu’il avait niée deux mois auparavant ! Ce sont ces lettres qui, selon M. Bergenroth, seraient l’unique source de toute la légende ; les témoins contemporains en effet sont muets sur ce point. Maquereau, officier de la maison de Flandre, témoin de la mort de son maître, et qui la décrit tout au long dans son Traité et recueil de la maison de Bourgogne, ne dit pas un mot de la folie de Jeanne, qui, selon la tradition, aurait éclaté en ce moment. Jean de Los, abbé de Saint-Laurent, près de Liège, parle de la folie de Philippe, non de celle de la reine. Pierre Martyr cependant, dont les lettres sont datées de 1506 et 1507, sans parler précisément de folie, raconte les faits étranges qui se passèrent lors de la translation du corps de Philippe, et il les représente comme des excentricités. Ce n’est que dans l’histoire de Charles-Quint par Sandoval, écrite vers le début du XVIIe siècle, que nous trouvons la première mention catégorique du fait. Encore Sandoval ne consacre-t-il, dans son immense

  1. Lettre des alcaldes del crimen à Charles, le 3 février 1517.