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ne vouloir pas rentrer dans ses appartemens, donnait au moins un prétexte pour son interdiction ; peut-être même sa mère y vit-elle réellement un acte de démence. Ce qui est certain, c’est que dans son testament, qui reproduisait le texte de la loi récente, Isabelle ne renouvelait pas même la clause sur l’incapacité éventuelle de sa fille, et nommait son mari régent sans condition. A peine a-t-elle fermé les yeux (23 novembre 1504), Ferdinand s’empare du pouvoir, et déclare aux grands du royaume, réunis à Médina del Campo, qu’il a « ôté la couronne de Castille de sa tête pour la placer sur celle de sa fille, mais qu’il continuera de gouverner comme lieutenant et régent à vie ; » puis il réunit les cortès à Toro (février 1505), leur renouvelle sa déclaration dans un discours du trône comme il savait en faire, et est acclamé par ses sujets.

Philippe protesta sur-le-champ contre les « mensonges et bourdes infinies » que Ferdinand répandait sur l’état mental de Jeanne. Bientôt il apparut en personne à la tête d’un corps de troupes et accompagné de sa femme, afin de réclamer pour lui-même et pour Jeanne la couronne de Castille. Leur succès fut plus grand encore qu’ils n’avaient osé l’espérer. De tous côtés, les partisans affluèrent, et l’armée allait grossissant au fur et à mesure qu’elle avançait dans l’intérieur de la Péninsule. Ferdinand, d’ordinaire si maître de lui, eut un véritable accès de fureur ; un moment, il fut sur le point d’aller trouver son gendre avec capa y espada pour le tuer en combat singulier à l’espagnole. Soudain il se ravisa, et revint à des dispositions qui lui étaient plus habituelles. Que s’était-il passé ? Sous la conduite du connétable d’Espagne, un tiers-parti s’était formé, lequel repoussait Philippe, et ne reconnaissait que Jeanne pour souveraine de Castille. Le vieux politique n’hésita pas longtemps. Il vit tout de suite et nettement d’où lui venait le danger principal, et il résolut de s’attacher Philippe, que l’Espagne redoutait, non sans raison, car elle connaissait sa dureté, son avarice, et elle voyait en lui l’étranger. Ferdinand savait que l’entourage de Philippe, composé de Flamands et d’Espagnols exilés, serait pour le mari plutôt que pour la femme. Il savait que Jeanne vivait en hostilité ouverte avec les courtisans depuis qu’elle avait annoncé son intention formelle de mettre un frein à leur avidité. Il n’ignorait pas que Philippe lui-même ne se souciait ni du rôle effacé de prince-époux, ni du contrôle que Jeanne, entourée d’une cour espagnole, exercerait sur lui et les rapines de ses amis flamands, les Chièvres, les Chimay, les Sauvaiges, les Bèvres. Le rusé Aragonais va donc à la rencontre de Philippe, et passe la nuit du 1er au 2 juin presque seul à Villafranca del Valcarcel, d’où il envoie à son gendre l’archevêque de Tolède, chargé de négocier une entrevue.