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trône, l’union de l’Aragon et de la Castille[1] ; elle eût en même temps porté un coup mortel à l’institution dont dépendait le règne du clergé en Espagne, à la sainte inquisition. La loi salique n’étant pas admise dans la Péninsule, Ferdinand aurait dû, à la mort de sa femme Isabelle, céder la corona (Castille) à sa fille et se contenter de la coronilla (Aragon). On devait penser que Jeanne, presque hérétique, très tolérante en tout cas, n’eût point continué les erremens religieux de sa mère. Celle-ci s’en préoccupa. Dès 1501, elle présenta aux cortès de Tolède un projet de régence qu’ils s’empressèrent d’adopter, et que Rome ne tarda point à confirmer. Par ce projet, Isabelle, vu la « grande expérience » de son époux Ferdinand, le nommait régent à vie de Castille, « au cas où Jeanne serait absente, peu disposée ou inapte à exercer elle-même ses droits de souveraine. » Cette singulière prévision semblait justifiée par le peu de goût que Jeanne montrait à Bruxelles pour les affaires d’état, et elle s’explique à nos yeux. Aurait-on pu dire la vraie appréhension d’Isabelle et les dangers que l’avènement de Jeanne eût fait courir à l’inquisition, alors si impopulaire en Espagne ? Ici se place d’ailleurs un épisode important que M. Bergenroth a eu le tort de passer sous silence, bien qu’il contribue singulièrement à excuser la conduite d’Isabelle. Nous voulons parler des voyage en Espagne de Philippe et de Jeanne. L’archiduc et sa femme arrivèrent dans la Péninsule au commencement de 1502 ; ils y furent reçus à merveille. Les fêtes succédèrent aux fêtes, et, ce qui est plus important, les droits de Jeanne furent solennellement reconnus par les cortès de Tolède et par les bras de Saragosse. Philippe cependant ne se plut pas en Espagne, et il n’attendit pas la fin de l’année pour quitter le pays et sa femme, grosse alors de l’infant don Ferdinand. Chargé par son beau-père de négocier la paix avec le roi de France, il conclut (5 avril 1503) le traité de Lyon en outrepassant toutes les instructions de Ferdinand, qui en conçut un ressentiment très vif, et ne songea plus qu’à se débarrasser d’un gendre aussi incommode. Un fait grave vint à son secours. Jeanne avait été d’une tristesse morne pendant sa grossesse et surtout depuis le départ de son époux, qu’elle ne cessait d’adorer malgré ses déportemens. A peine fut-elle accouchée qu’elle demanda d’aller rejoindre Philippe. On l’en empêcha de force ; elle tenta de fuir dans des circonstances presque romanesques. On parvint à l’arrêter et à la retenir à Medina del Campo jusqu’en 1504. La conduite de l’archiduchesse, qui pendant des journées entières s’était obstinée à

  1. En mariant sa fille aînée, Isabelle, qui mourut en 1498, avec Alonzo, roi de Portugal, puis avec son successeur Emmanuel, il avait songé à réunir dans un avenir peu éloigné la péninsule tout entière dans une même main.