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lorsque l’on est monté sur le navire qui va vers la conquête de la toison d’or. Il est de mode aujourd’hui, tant nos mœurs ont subi de dépression, de se servir de ces termes sales et violens qui, toute comparaison gardée, ont quelque chose du velu hideux de l’araignée. Ceux dont les pères étaient des raffinés et des lions, et qu’à cette heure de décadence on nomme des petits crevés, — se font gloire de parler le langage des voleurs par forfanterie, par dédain des usages imposés qu’ils subissent servilement dans le monde, et aussi parce qu’ils vivent dans la familiarité de filles sans éducation, plus ou moins mêlées aux voleurs, lorsqu’elles ne sont pas voleuses elles-mêmes. Beaucoup de mots encore employés par la population des bagnes et des tapis-francs viennent de la langue calo, usitée parmi ces rômes errans qui, selon qu’ils sont aux Indes, en Hongrie, en Espagne, en Angleterre, en France, s’appellent brindjaries, tsiganes, zingari, gypsies, bohémiens, et que les voleurs appellent les romanichels. C’est la langue du vol et du vagabondage par excellence ; il n’est donc pas surprenant qu’elle ait livré quelques-uns de ses élémens au jargon des malfaiteurs de Paris. Parfois les vocables sont pris à des idiomes étrangers ; le forçat qui fait au bagne l’office de bourreau est le boye, de l’italien boja ; le maître est dit le meg ou le mek, contraction du latin magus ou de l’arabe melek (roi) ; rédam, qui veut dire grâce, vient du latin redimere ; l’exécuteur des hautes œuvres a gardé, pour beaucoup de criminels, le nom qu’il portait officiellement pendant le moyen âge, tollard, — a tollendo, quia tollit e vivis, dit Henri Estienne. Pour ces hommes qui passent leur vie entre le crime et le châtiment, les années ne s’écoulent pas ; on les gravit à travers des difficultés de toute sorte, sans cesse renouvelées, haletant et sous peine de l’existence ne pouvant prendre de repos ; aussi les appellent-ils des berges, du mot allemand berg, qui signifie montagne. Parfois l’énergie du mot créé de toutes pièces, sans antécédens, pour répondre à un fait accidentel, est terrible : les chauffeurs étaient surnommés suageurs, ceux qui font suer. Souvent le mot comparatif est si juste, si précis, qu’on en reste étonné : l’huile, c’est le soupçon ; judacer, c’est dénoncer quelqu’un en faisant semblant d’être son ami. Ce qui prouve que la forfanterie des malfaiteurs n’est pas toujours bien réelle et qu’ils ont des heures où le remords les travaille, c’est que, lorsqu’un voleur redevient honnête homme, on dit de lui qu’il s’est rengracié, qu’il est rentré dans sa propre grâce. Ces malheureux ont une idée très nette de la cour d’assises, des efforts que tout le monde y fait pour découvrir la vérité et pour appliquer la loi avec équité, car ils l’ont nommée la juste. Le plus souvent l’expression est assez spirituelle et fait image : balancer le chiffon rouge, parler ; la tour