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semblent confirmer ce langage, d’ailleurs si limpide et si attachant qu’on en croit volontiers ceux qui le parlent en maîtres. « Chaque atome, écrit M. Würtz, apporte dans ses combinaisons deux choses : d’abord son énergie propre, et de plus la faculté de la dépenser à sa manière, en fixant d’autres atomes, pas tous indistinctement, mais de certains atomes et en nombre déterminé. » Quoi de plus clair ? L’auteur de ces lignes m’ouvre la porte du monde atomique. J’y entre de plain-pied. Là j’aperçois par la pensée des êtres formant des unions assorties. J’avance encore, et l’on m’initie plus intimement à leur caractère. Tel métal est incapable de s’unir, par exemple, à plus d’un atome de chlore, tel autre en prend deux. Celui-ci se combine à trois atomes de chlore, celui-là en prend quatre pour former un chlorure saturé. Voici maintenant les atomes de carbone qui montrent une tendance tout à fait singulière à s’accumuler en grand nombre dans les molécules des corps organisés. Je demande pourquoi ; on me répond que c’est qu’ils ont la faculté de se combiner entre eux et de s’attacher les uns aux autres. Cette faculté qu’ont les atomes de choisir un nombre déterminé d’autres atomes appropriés à leur nature spéciale, les chimistes l’ont baptisée l’atomicité. Qu’est-ce donc au fond que l’atomicité ? Comme l’affinité, c’est une force, mais plus spéciale encore et plus définie. C’est une énergie fatale, aveugle, et qui pourtant opère électivement avec une sûreté si infaillible que les effets en sont prévus et d’avance notés en formules. Je me demande inutilement en quel temps, en quel lieu, dans quel être j’ai surpris au passage une force pareille à celle-là. Je vois bien la fatalité dans la nature, où les choses subissent la loi des retours périodiques ou des transformations inévitables ; mais avec mes yeux je n’y vois pas la force. En moi-même, j’aperçois, à côté de la liberté, des passions impétueuses, violentes sans doute, mais dont aucune n’a l’allure mathématiquement fatale de l’atomicité. L’univers m’offre la fatalité et me dérobe la force. Ma conscience me donne le spectacle de la force, mais me dérobe l’absolue fatalité. C’est le travail de mon esprit qui rassemble et combine ces deux notions séparées. L’atomicité est conséquemment une notion composite, faite d’un élément pris à la nature et d’un autre emprunté à la conscience ; c’est encore une œuvre idéale de la raison.

En partant de l’atomicité, les chimistes arrivent à dessiner dans leur esprit d’abord, puis sur le papier, la configuration des groupemens moléculaires. En 1855, M. Würtz avait entrevu la théorie de l’atomicité avec quelques-unes des conséquences qui en découlent. Trois ans plus tard, cette théorie fit un grand pas. Un mémoire important de M. Kékulé énonçait cette idée, que le carbone est un élément tétratomique, c’est-à-dire doué du pouvoir de fixer