Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que quelques jours après je m’approchai à Bruges du somptueux tombeau de très haut et très puissant prince Charles, dit le Téméraire en langue française, dit le Hardi en langue germanique, duc de Bourgogne, de Brabant, de Limbourg, de Luxembourg et de Gueldre, comte d’Artois, de Flandre, de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Zutphen, seigneur de Frise, marquis du saint-empire. Cette visite au tombeau de Charles le Téméraire est la dernière grande émotion que j’aie ressentie durant ce voyage. Pour la première fois, je venais d’avoir une idée claire de l’entreprise gigantesque qui lui mérita son surnom. Était-elle téméraire cette entreprise ? Oui. Insensée ? Non. Charles eut l’idée de former un grand royaume avec tous ces petits pays enclavés entre la France et l’Allemagne, qui présentent une physionomie mixte pouvant les faire réclamer soit par l’une, soit par l’autre de ces puissances avec une parfaite légitimité, à moins qu’un maître hardi ne s’autorisât de cette neutralité même pour fonder leur indépendance, et les réunît en un tout compacte, en un même corps de monarchie. Ces élémens étaient hétérogènes, dira-t-on ; comment espérer fondre en un même royaume des populations aussi diverses que celles sur lesquelles Charles eut la main ou jeta les yeux, Flamands, Hollandais, Suisses, Lorrains ? Ces populations n’étaient pas plus diverses que celles qui avaient formé cette monarchie française dont Charles avait l’exemple et le modèle sous les yeux. Elles l’étaient même beaucoup moins, car, bien que la monarchie française ait dû son succès précisément au caractère mixte des populations qu’elle a réunies sous son empire, quelques-uns de ces élémens étaient beaucoup plus réfractaires que les plus indépendans de ceux sur lesquels Charles essaya son action. Si l’entreprise de Charles avait réussi, le résultat aurait été une seconde France créée entre la France et l’Allemagne, et opposant à jamais une barrière à l’ambition de l’une et de l’autre. Les craintes qui nous assiègent aujourd’hui ne seraient jamais nées, car l’équilibre de l’Europe aurait été réellement assuré par la création de cette puissance intermédiaire, tandis qu’il l’a toujours été sur la supposition que l’existence de ces petits états pouvait être préservée par leur neutralité, supposition complaisamment acceptée qui n’a pas empêché ces populations de recevoir dix fois depuis cette époque des lois de maîtres divers. Cette entreprise, dira-t-on encore, était illégitime. Pourquoi donc ? Est-ce parce qu’elle violait le principe des nationalités ? Où donc est la nationalité chez des populations mixtes ? Leur caractère complexe est précisément la preuve que cette nationalité n’existe pas d’une manière précise et simple. Pour que la nationalité soit fondée sur la race, il faut au moins que les populations soient sans mélange