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Belleville ou de Montmartre ; mais là ils resplendissaient comme le soleil, et me firent l’effet de comédiens de génie, tant leur supériorité était certaine, incontestable, éclatante. — Quel feu ! quelle verve ! quel brio ! quelle vivacité de pantomime ! En les regardant se démener comme de joyeux forcenés et en écoutant leurs coq-à-l’âne insensés, les larmes me montèrent véritablement aux yeux, car ces pauvres gens venaient de me représenter quelques-unes des qualités les plus précieuses de la France et de me faire apparaître l’image même de la patrie absente. Une pareille émotion pourra paraître fort ridicule ; pour savoir combien elle l’est peu, il faut avoir franchi une fois la frontière. Le sentiment du patriotisme est semblable à la santé, dont nous ne faisons aucun cas tant que nous sommes bien portans, et dont nous ne connaissons le prix que par la maladie : tant que nous sommes sur le sol de la patrie, nous ignorons quels liens puissans nous attachent à elle ; mais dès que nous sommes à l’étranger, alors les moindres circonstances qui nous la rappellent prennent une importance, et le triomphe du plus humble, du plus obscur de nos compatriotes nous apparaît comme une victoire nationale. Je n’ai jamais applaudi comédiens avec une aussi cordiale frénésie que ces acteurs ambulans, égarés en Hollande ; pendant cette soirée, je l’aurais vraiment emporté en enthousiasme saugrenu sur Ragotin lui-même, et je crois que, s’il m’avait fallu apprécier leur talent dramatique, ils auraient été traités avec autant de déférence et de respect que si j’avais parlé de Molière ou de Corneille, c’est-à-dire des représentans mêmes du génie de la France.

Le chemin de fer met une heure et demie environ à franchir la distance qui sépare Amsterdam d’Utrecht, et avant même la moitié de ce court trajet le paysage a changé subitement de caractère. A mesure qu’on approche d’Utrecht, la campagne prend un air seigneurial inconnu aux provinces du sud et du Nord-Hollande. Dans ces dernières provinces, la campagne est une souriante et mélancolique idylle, et, s’il était permis de pousser jusqu’au bout la comparaison entre les choses de la nature et celles de l’art, nous dirions que cette idylle est d’une unité de composition et de style admirable, car partout elle conserve une grâce exclusivement plébéienne. Ces provinces ont une histoire ; mais, semblables au peuple en qui le passé ne reste jamais vivant et se dissout dès la première génération en souvenirs incertains comme des songes, leur sol n’a gardé aucune empreinte de cette histoire, et la nature y a un aspect pour ainsi dire contemporain, comme si elle s’était épanouie d’hier. Tout autre est le caractère de la province d’Utrecht ; là le paysage se présente avec un air de faste et de cérémonie ; cette nature a