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Hollande. Sa pensée véritable nous paraît avoir été un rationalisme ingénieux, prudent, mais très net et très ferme. Nous n’en voulons d’autre preuve que l’admirable Leçon d’anatomie du musée de La Haye, celle de toutes ses œuvres où il nous paraît avoir dit le dernier mot de son génie. Rembrandt y a exprimé pour toujours le visage ferme, intrépide, dur, sceptique, que fait à l’homme l’étude des mystères de la vie et de la mort. Le positivisme moderne ne trouvera jamais de plus parfaite représentation de lui-même, et c’est très judicieusement qu’une copie de cette œuvre a été placée dans une des salles de notre École de médecine. Sur tous ces visages sont écrites une ardeur sans tendresse, une curiosité sans émotion, une attention intense, une complète insensibilité. Un sourire de scepticisme matérialiste court sur les lèvres du joli docteur Tulp ; il a l’air de dire à ses auditeurs : Voilà ce qu’est la machine humaine et par quels ressorts l’âme est menée. En face du docteur Tulp, un homme déjà d’âge mûr, dont le frottement de la vie a visiblement émoussé la sensibilité, se penche sur le cadavre étendu avec une curiosité presque bestiale. Celui-là est bien un pur matérialiste, car le terrible spectacle ne soulève chez lui aucune répugnance, aucune mièvrerie délicate, aucun froissement moral. Le visage indique une absence absolue d’élévation ; c’est une sorte de caporal de la science médicale, endurci par la pratique et l’habitude, que le spectacle de la mort intéresse, mais n’émeut pas. Tout autre est ce beau jeune homme au visage fatigué par l’étude et les veilles, assis tout en haut du tableau qui prend des notes en détournant la tête. Ses sourcils se froncent avec dureté en écoutant le docteur, ses yeux se fixent sur le cadavre avec une curiosité ardente, tout son visage respire une sorte de vaillance mâle et presque agressive ; c’est l’intrépidité scientifique en personne. Enfin, derrière le premier de ces auditeurs, deux autres jeunes gens se tiennent debout, et écoutent avec une attention calme où se mêle une nuance de surprise. Tous ces personnages vivaient-ils il y a deux siècles, ou sont-ils nos contemporains ? Aisément vous pouvez les dépouiller du pourpoint noir, du feutre à plumes, de la fraise hollandaise, qui composent leurs costumes, pour leur donner notre habit de drap et notre chapeau rond ; en changeant de vêtement, ils ne changeront pas de physionomie. Vous les avez vus cent fois à l’École de médecine, à la clinique, aux amphithéâtres de dissection, dans les hôpitaux, dans les réunions scientifiques. Ils sont vrais aujourd’hui comme il y a deux cents ans ; ils seront vrais dans mille ans comme aujourd’hui : éternellement la science de la vie et de la mort marquera de cette empreinte ses disciples et ses amans.