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points de ce tapis ; à l’instant le point ainsi frappé va prendre une splendeur magique, splendeur qui sera due presque entièrement au voisinage immédiat de l’ombre. Ainsi l’ombre, loin d’être l’ennemie de la lumière, lui donne au contraire son plein effet, et son effet le plus vraiment poétique. Maintenant voulez-vous aller plus haut que les effets de magie ou de magnificence, voulez vous créer le miracle, employez la lumière sans reflet ni rayonnement, à l’état de lueur ; autrement dit, créez un clair au sein d’une ombre profonde. C’est le moyen que vous avez vu employé vingt fois dans les tableaux et les eaux-fortes de Rembrandt. Les Pèlerins d’Emmaüs sont remarquables sous ce rapport, mais plus remarquable encore est l’esquisse première de ce tableau, esquisse dont vous trouverez le fac-similé dans la Grammaire des arts du dessin de M. Charles Blanc. Dans cette pensée première, digne de toute sorte d’attention, car elle indique une intelligence des plus subtiles et des plus ingénieuses, Jésus vient de s’évanouir ; cependant son siège au milieu de la table révèle encore la récente présence du Dieu, car il est rempli par une lueur céleste[1]. Ainsi, pour créer un effet de magnificence, l’emploi du rayon ; pour créer un effet de féerie, la lumière reflétée ; pour créer un effet de miracle, la lueur. Rembrandt a connu et appliqué tous ces secrets de la lumière.

C’est cette connaissance des secrets de magie et de poésie que contient la lumière qui fait de Rembrandt un si grand artiste. On a dit très justement qu’il avait clos la liste des peintres originaux ; rien n’est plus vrai. Après lui, il y a eu des peintres savans et nobles, exprimant des pensées moins incertaines, ou même, si l’on veut, moins hétérodoxes, des sentimens plus élevés et plus purs ; mais il est le dernier qui ait interrogé directement la nature, et qui l’ait surprise au sein de ses mystères. Ceux qui aiment à rabaisser la gloire la mieux méritée pourront dire, il est vrai, que ce prétendu coup de génie devrait s’appeler plutôt une bonne fortune, car Rembrandt ne fut ce qu’il est que par le hasard de sa naissance. C’est la nature de son pays qui lui a révélé ces secrets de la lumière, et il est en effet douteux qu’il les eût jamais trouvés, s’il était né Italien, Français, ou seulement Flamand d’Anvers. Oui, cela est certain, Rembrandt n’a pas fait autre chose que profiter du spectacle des phénomènes de son pays ; mais comment, parmi tant de peintres pleins de talent, en a-t-il seul compris l’importance

  1. Rembrandt cherchait beaucoup et longtemps avant d’arrêter la composition définitive de ses tableaux. Rien n’égale l’ingéniosité de ses premières pensées. J’en cite un autre exemple. Avant de s’arrêter à la composition que nous possédons de la famille de Tobie prosternée devant l’ange qui s’envole, il avait eu l’idée de faire disparaître l’ange, et de ne l’indiquer que par un seul pied aperçu au sommet du tableau.