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demeurerait un peu froid ? C’est que précisément Julie est une de ces œuvres rares qui valent mieux le second jour que le premier, c’est que l’auteur a plus songé peut-être à la perfection de chaque scène qu’à l’intérêt de l’ensemble. Si M. Feuillet s’était plus préoccupé de l’impression générale, il n’aurait pas fait de Mme de Cambre une personne déjà mûre dont la fille est sous nos yeux, dont le fils va demain être un officier de marine. Au lieu de la rivalité entre la mère et la fille, il eût trouvé un autre châtiment pour la mère coupable. Chaque scène, je l’ai dit, est merveilleusement conduite, si on l’examine à part ; ne serait-ce pas cette perfection du détail qui aurait fait illusion à l’auteur ? Triompher à force d’adresse et de tact des difficultés qu’il s’était imposées à lui-même, c’est une victoire sans doute ; il fallait quelque chose de plus à un maître tel que M. Feuillet, il fallait qu’en frappant fort il songeât à émouvoir davantage. Délicatesse et vigueur, simplicité et sobriété, ce ne sont pas là des mérites ordinaires ; il ne suffit pas de plaire aux lettrés, aux raffinés, aux artistes : l’auteur de Julie est de force à s’emparer de la foule par des œuvres conçues avec autant d’ampleur que son roman de M. de Camors. Et puisque nous avons pris la liberté de donner un conseil à M. Octave Feuillet, pourquoi ne pas ajouter qu’il lui appartient de laisser à d’autres ce sujet de l’adultère ? L’auteur de Julie a essayé fort heureusement de renouveler sa manière en se proposant ces deux choses si rares, la concision et la simplicité ; c’est surtout en changeant de domaine que les inventeurs renouvellent leurs forces. L’amour coupable est-il donc le seul qui convienne au drame ? L’amour même, coupable ou non, est-il le seul sentiment qui puisse fournir au poète des scènes émouvantes ? La sensibilité n’est pas tout l’homme ; ne supprimons pas ces autres facultés maîtresses, intelligence et volonté. L’homme, l’homme tout entier, l’homme qui pense et qui veut, aussi bien que l’homme qui aime, voilà le grand sujet de la littérature dramatique.

Avec le drame de Julie, dont le succès promet une longue série de soirées brillantes, la Comédie-Française vient de donner une très spirituelle fantaisie de M. Émile Augier. C’est une simple conversation au coin d’une cheminée entre M. de Lancy et Mme de Verlières. M. de Lancy est le propriétaire de la maison qu’habite Mme de Verlières, une veuve jeune encore, dont la beauté charmante est relevée par l’esprit le plus aimable. M. de Lancy occupe l’entre-sol, Mme de Verlières le premier étage. Qu’est-ce que M. de Lancy ? Un gentilhomme d’une quarantaine d’années, désabusé de bien des choses, grand chasseur aujourd’hui, et qui a pris dans ses bois un tour d’esprit fort original avec une familiarité de langage où se retrouve toujours l’homme du meilleur monde. M. de Lancy a remarqué Mme de Verlières, et tout à coup il s’est souvenu qu’il cherchait une femme digne d’être sérieusement aimée. Il vient donc, un peu timidement, — car on est timide quand on aime une honnête femme et qu’on n’a encore cherché ses affections que dans le camp des