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d’angoisses, que de catastrophes en quelques heures ! que d’existences brisées !

Un an s’est écoulé. M. de Cambre, qui n’a jamais pu s’expliquer le brusque départ de son ami, reçoit tout à coup une lettre de Maxime annonçant son retour à Paris. Le soir même, Maxime sera au château. M. de Cambre avait soupçonné l’an passé le naïf penchant de sa fille pour M. de Turgy, et ce mariage lui causerait une joie très vive ; serait-ce pour cela que M. de Turgy se serait éloigné si vite ? Mais alors pourquoi reviendrait-il avant que Cécile fût mariée ? Bref, il interroge l’enfant, il lui dérobe ses candides secrets, et bientôt il apprend que Cécile a renoncé à M. de Turgy sur l’ordre formel de sa mère. C’est un trait de lumière, il devine tout. Alors a lieu une scène terrible entre Maurice et Julie, une scène d’inquisition et de torture. Jamais misérable corps de condamné, aux âges de barbarie, n’a été tourmenté par les tenailles du bourreau comme l’âme palpitante de la femme adultère est tourmentée ici par l’homme qui est en définitive la cause première de sa chute. C’est navrant, c’est horrible. La femme se révolte enfin quand elle croit que Maxime est mort et n’a plus rien à craindre de la vengeance de Maurice. Elle jette à M. de Cambre l’écrasante accusation qu’il mérite, elle l’insulte, elle le maudit, elle le rend responsable de tout, elle lui crie enfin avec la fureur du dégoût et du remords : « Tuez-moi, je vous ai trompé. » À ce moment, on annonce M. de Turgy, et Julie tombe sans connaissance. Voilà les deux adversaires face à face ; comment l’auteur va-t-il dénouer cette situation ? Par un duel ? par un meurtre ? Non, ce serait une banalité ; il termine tout en deux mots. M. de Turgy, qui n’a vu en entrant que Mme de Cambre évanouie, s’est penché sur elle, inquiet, effaré, immobile de stupeur. Maurice lui crie avec rage : « Tu sais que je te tuerai. » Maxime répond : « Tu sais qu’elle est morte ? »

Cette fin si brève, si brusque, convient à un drame où l’action n’est pas moins rapide que simple. Il n’y a guère qu’une douzaine de scènes dans ces trois actes, et chacune d’elles est dessinée avec précision, conduite avec sobriété, d’une main sûre et nerveuse. À ce point de vue, c’est un plaisir de lettré que de considérer l’art de l’auteur, d’apprécier le choix de ses pensées, la propriété de son langage, de le voir s’avancer hardiment et s’arrêter à point, risquer les choses les plus scabreuses et tout aussitôt ramener à soi l’auditoire qu’il n’a pas craint de blesser : Si l’on voit la pièce deux fois, c’est surtout le second soir qu’on goûte ces jouissances de raffiné ; on s’occupe moins alors de la conduite de l’ensemble, on s’attache aux détails, et c’est par le détail que Julie est une œuvre remarquable. D’où vient donc que le drame de M. Octave Feuillet, malgré des qualités si rares, ne produit pas une émotion plus sympathique ? D’où vient que le public hésite parfois, et que peut-être, sans l’admirable talent de Mlle Favart, sans le jeu très habile de MM. Lafontaine et Febvre, sans l’ingénuité charmante de Mlle Reichemberg, il