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humaine ; elle cherche le vrai sur un terrain étroit et limité, avec des méthodes rigoureuses ; il ne lui est point permis de s’aventurer. Elle n’avance que pas à pas, comme une armée en péril qui s’environne d’éclaireurs. Elle aborde d’abord les sujets les plus humbles, les plus simples ; elle a du moins cet avantage de ne jamais reculer. Si elle cessait d’être désintéressée, elle cesserait d’être vraie. Elle ne cherche que des enseignemens immédiats ; ses inductions prudentes ne se précipitent point vers les extrémités où l’imagination humaine se porte si facilement. On peut s’irriter contre tant de sagesse et de retenue, blâmer cette indifférence aux passions et aux intérêts qui agitent les sociétés humaines ; mais, s’il peut se dégager une philosophie des sciences, ne doit-elle pas en revanche avoir d’autant plus d’empire qu’elle sera plus inconsciente et pour ainsi dire moins voulue ? Cet ordre, cette régularité, qui se révèlent dans tous les phénomènes de la nature et de la vie, ne seront-ils pas mieux sentis quand on en aura poursuivi l’application dans les plus menus détails de l’univers ? Pense-t-on que le savant ne s’arrête jamais dans sa tâche, qu’il soit comme un ouvrier toujours occupé à traîner, à soulever des pierres, et qui ne jetterait jamais un regard sur son œuvre grandissante ? Quelque chose qu’il étudie, il cherche une loi sous les phénomènes, il devine un mystère sous ses découvertes. L’inconnu, l’insondable, l’intangible, enveloppent sans cesse la science ; elle y pénètre toujours par un côté, et touche pour ainsi dire du doigt ces formidables barrières que le vulgaire n’aperçoit que dans le lointain. Il n’est chose si simple, la chute d’une pierre, la forme d’un cristal, une roue de moulin qui tourne, un nuage qui passe, le rayon d’une étoile, la mort d’une fleur, qui ne plongent celui qui sait le peu que sait la science humaine en une méditation sans fin, sans issue, sans espoir. Ce n’est point d’un effort volontaire que la science s’élève vers les hautes pensées qui occupent la philosophie. Elle ne se place pas du premier coup dans l’absolu, elle ne se donne point la vision de l’éternel ; mais elle sort facilement et forcément des choses contingentes pour en trouver la source immortelle. les lois particulières qu’elle s’applique à étudier lui donnent l’intuition d’une loi qui embrasse tous les corps, tous les temps, toutes les manifestations que peuvent saisir nos sens imparfaits. Plus elle s’achève, s’enrichit, étend son domaine, et plus aussi cette intuition devient claire, plus ferme devient la croyance dans un ordre universel.


AUGUSTE LAUGEL.