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il y a longtemps que la France est un pays civilisé où l’on n’arrête plus personne. » Adressée à l’épouse du souverain qui avait fait arrêter Voltaire avec tant de fracas, la repartie était piquante, et le trait fut vivement senti.

De tous les adversaires d’Elliot, celui avec lequel les escarmouches lui semblaient le plus redoutables, c’était le roi lui-même. Frédéric, qui n’avait jamais pardonné à l’Angleterre son abandon au cours de la guerre de sept ans, était de plus très mal disposé pour Elliot. Il n’y avait donc à attendre de lui ni bonne grâce ni courtoisie. Ce philosophe, qui ne savait pas résister au plaisir de diriger une épigramme contre les gens dont il faisait profession de cultiver l’amitié, qui se moquait de Maupertuis avec Voltaire et de d’Alembert avec Thiébault, n’était assurément pas homme à ménager un ennemi, fût-il à terre, à plus forte raison s’il avait la hardiesse de lever la tête. Il avait feint d’abord avec Elliot de porter à l’Angleterre un prodigieux intérêt. — « Eh bien ! monsieur, lui disait-il quelque temps après son arrivée, voilà donc l’Angleterre aux prises avec ses colonies. — Sire, il y a encore lieu d’espérer que nous nous raccommoderons. — Je le souhaite sincèrement, monsieur ; mais c’est un terrible moyen de se raccommoder que de se faire la guerre. » D’autres fois, sous forme de conseils et de recommandations, il prenait un malin plaisir à lui énumérer toutes les difficultés que présentait l’entretien d’armées considérables par-delà les mers. « Monsieur, ajoutait-il, croyez-en un vieux praticien qui par malheur a tant eu à s’occuper de guerre qu’il lui peut-être permis d’avoir à ce sujet des opinions bien prononcées. Pourvoir une armée de tout ce qu’il lui faut, quand cette armée est au bout du monde, c’est le chef-d’œuvre de la prudence humaine. » Frédéric ne se tenait pas toujours dans les bornes de cette ironie, qui du moins n’avait rien de blessant. A mesure qu’il avançait en âge, son humeur s’aigrissait, et dans ses dernières années il était sujet à de véritables colères séniles. Aussi s’abandonnait-il de plus en plus à son mauvais vouloir contre l’Angleterre. Pour témoigner de ses rancunes, il s’avisa de rappeler de Londres son ministre, le comte Maltzahn, qui y était fort aimé, et de le remplacer par un certain comte Lusi, homme perdu de réputation. Quelque temps après, il demandait à Elliot : « Eh bien ! monsieur Elliot, que pense-t-on à Londres de mon nouveau ministre ? — Sire, répondait immédiatement Elliot en s’inclinant jusqu’à terre, on pense que c’est un digne représentant de votre majesté. » Frédéric avait l’épiderme trop sensible pour ne pas sentir vivement de pareilles blessures ; mais il savait dissimuler et remettre sa vengeance à un instant plus propice. Il se contentait de témoigner à Elliot sa