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Thiébault, le rôle joué par Elliot serait véritablement odieux. Il aurait accueilli à bras ouverts les deux envoyés américains, affectant de les traiter comme des compatriotes malgré la guerre qui séparait les deux pays. Il se serait peu à peu insinué dans leur familiarité, les suivant partout comme leur ombre, et aurait profité pour faire exécuter le vol de ce qu’ils étaient retenus à une soirée où lui-même les avait conduits. Au dire de Carlyle, le vol aurait bien été commandé par Elliot, dont, ajoute-t-il, « un peu d’espionnage était la principale occupation diplomatique ; » mais il ne s’y serait résolu qu’avec répugnance et sur les ordres exprès de son gouvernement. Pour assurer le succès de l’entreprise, il aurait donné commission à un voleur de profession, et il aurait eu en même temps la prudence de faire disparaître au lendemain de l’attentat un serviteur de l’ambassade, afin de pouvoir en attribuer la responsabilité à l’excès de zèle d’un subalterne. Enfin, suivant lady Minto, une troisième explication, donnée par Elliot au gouvernement prussien, serait la véritable, et son unique tort aurait consisté dans une imprudence. Il aurait dit légèrement à table qu’il paierait son pesant d’or la cassette qui contenait les papiers des envoyés américains, paroles irréfléchies qui auraient déterminé un de ses domestiques à tenter l’aventure dans l’espoir d’une bonne récompense. Quelle que soit la version qu’on veuille adopter, il est certain que l’aventure avait produit à Berlin un déplorable effet. Frédéric essaya d’étouffer l’affaire ; mais depuis lors il fit toujours mauvais visage à Elliot.

C’était là au reste le moindre des soucis du ministre anglais, et il était homme à prendre légèrement son parti de la mauvaise humeur du roi. Ce qui le préoccupait bien autrement, c’était l’état embarrassé et par instans critique des affaires de son pays. Jamais en effet l’Angleterre n’avait traversé une crise aussi menaçante que durant les quelques années du séjour d’Elliot en Prusse, alors qu’elle était seule à lutter contre les efforts réunis de l’Amérique et de la France. Les nouvelles les plus fâcheuses se répandaient sur le continent, et arrivaient à Berlin, colportées et grossies par la malveillance de l’opinion publique, alors déchaînée contre l’Angleterre. Toujours impassible et confiant, Elliot faisait tête à l’orage. Quelque désastre qu’on vînt lui annoncer, il déconcertait par la fierté de son attitude l’attente des malveillans qui épiaient sur son visage le moindre signe de trouble. Il devait lui en coûter d’autant plus de conserver cette apparence inébranlable, qu’au fond du cœur il croyait l’Angleterre sur le penchant de sa ruine, et qu’il était en proie à de véritables angoisses. Ce qui rendait de plus son rôle véritablement pénible, c’était que les gazettes du