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moment des grandes luttes, avait pris le commandement du pays. Si l’impétueux Voutchitch en eut la pensée, il dut sentir bientôt que cette complication nouvelle avait peu de chance de succès. Mieux valait pour lui-même comme pour l’accomplissement de ses vengeances appeler au trône le fils de Kara-George. Les Obrenovitch disparaissant, il n’y avait qu’un Kara-Georgevitch qui pût occuper leur place. C’était ce grand souvenir national qu’on avait mis en avant pour ébranler le prince Michel ; la coalition qui avait amené la catastrophe du mois d’août 1842 n’aurait pu réunir ses élémens épars, si l’on ne s’était servi d’un lien comme celui-là pour assembler le faisceau. Bien plus, les conjurés avaient fait sortir de sa retraite la veuve de Kara-George ; elle était venue ardente, implacable, accusant Milosch du meurtre de son mari et maudissant la race du meurtrier. Comme il s’agissait de porter le dernier coup aux Obrenovitch dans la personne du prince Michel, rien n’était mieux combiné que cette évocation des vieilles haines et des vieilles calomnies pour frapper les imaginations populaires. Il fallait donc, en dépit des ambitions secrètes de Voutchitch, que l’héritier de Kara-George recueillît bon gré mal gré le bénéfice des événemens.

Le prince Alexandre Kara-Georgevitch était un homme de trente-six ans lorsque la révolution de 1842 lui donna le trône de Serbie. Il était né en 1806, pendant ces luttes formidables où son père transformait les bandits en héros et arrachait les Serbes au joug le plus odieux qui fut jamais. ’Comment n’avait-il pas gardé la flamme de ces grands jours ? Il n’avait que sept ans, je le sais, lorsque son père avait fui le théâtre de sa gloire, il avait onze ans lorsque le fondateur de la principauté serbe eut la tête tranchée, et la plus grande partie de sa vie s’était écoulée dans l’exil ; il semble pourtant que de tels souvenirs auraient dû éveiller en lui des ambitions plus hautes. Soit qu’il voulût servir son pays sous les Obrenovitch, soit qu’il aimât mieux réserver son avenir, il aurait dû montrer que le fils de Kara-George comprenait la valeur et les devoirs d’un titre comme celui-là. On ne rencontre chez le prince Alexandre aucune trace de tels sentimens. Certes nul ne peut lui reprocher d’avoir prêté la main au renversement du prince Michel. Tout cela s’est fait en dehors de lui. Est-il bien sûr qu’il ait désiré le pouvoir ? On ne saurait l’affirmer. Les événemens l’ont pris par la main, il s’est laissé conduire[1]. Ayant désiré rentrer en Serbie après la chute de Milosch, il avait obtenu sans peine l’agrément du prince. Michel, qui l’avait admis auprès de sa personne à titre d’aide-de-camp ; quelque temps après, il se trouva prince de Serbie. Froideur,

  1. Un témoin des événemens, M. le docteur Patzech, très dévoué, il est vrai, à Michel Obrenovitch, va jusqu’à dire du prince Alexandre : « Il fut élu, emmené et salué. prince, sans avoir eu le temps de comprendre parfaitement ce qui se passait. »