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et je sentais son regard tournoyer au-dessus de moi comme le faucon qui décrit ses orbes avant de se rabattre sur l’oiseau. Je relevai la tête ; mes yeux rencontrèrent ses yeux de proie, d’une profondeur et d’une lucidité effrayantes, pleins de promesses et de menaces, et qui me criaient : — Tu auras beau faire, tu ne m’échapperas pas. — Puis, avançant la tête et remuant à peine les lèvres, elle murmura ces mots que moi seul pus entendre : — Genève, hôtel de la Paix. Je vous attendrai…

Je sentis que j’étais perdu. Je me détournai brusquement et j’appuyai mon front contre le mur. L’instant d’après, je m’aperçus à je ne sais quelle détente de mes nerfs qu’elle n’était plus là.

Le major Krilof, qui était resté seul avec moi, me dit en souriant : — Eh bien ! qu’avait de si redoutable cette entrevue ? Savez-vous que Mme de Liévitz ne s’est pas mise pour vous en grands frais d’éloquence ? Peut-être ne serait-elle pas fâchée que vous passiez la main à quelque autre qui l’intéresse plus que vous. Ne vous prêtez pas à sa petite combinaison et faites-lui le chagrin de vous raviser. En tout cas, vous avez encore une nuit pour réfléchir. C’est demain matin à huit heures que je viendrai chercher votre réponse.

Et là-dessus il me serra la main et se retira.

XX.

J’étais seul. Je restai un instant immobile, regardant autour de moi comme un homme qui se trouve en pays étranger et qui cherche à se reconnaître. Cependant tout ce qui m’entourait m’était bien connu. C’était le même plafond, le même plancher, la même table boiteuse, la même lucarne, le même poêle de fonte, le même grabat, et en apparence rien n’avait changé d’aspect ni de place ; mais dans cette cellule qui n’avait pas changé, il s’était passé quelque chose, ou plutôt quelque chose y avait passé, et ce quelque chose était une femme. Je croyais apercevoir sur le plancher la trace de ses pas, et dans l’ombre des encoignures la lumière de son sourire. J’aurais bien voulu me persuader que je me trompais, que tout cela n’était qu’un rêve, que la porte ne s’était pas ouverte, qu’une femme n’était pas entrée, que je n’avais pas vu une robe à carreaux écossais, que personne ne m’avait parlé, que personne ne m’avait dit : — Genève, hôtel de la Paix. — Mais il y avait des témoins. Je regardais d’un œil hébété les quatre murs de ma prison ; ils frémissaient, ils s’excusaient, ils parlaient à voix basse. — Nous avions promis de le garder, disaient-ils ; nous avions compté sans l’imprévu. Qui pouvait deviner ?…

Je me promenai en long et en large, et j’éprouvai alors pour la