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sa tête, et ne peut le formuler qu’après l’avoir appliqué. Ainsi fit Richard Wagner. Toutefois, parmi les principes généraux affirmés par l’auteur de Lohengrin et des Maîtres chanteurs, il en est quelques-uns qui tendent à prévaloir chez ceux-là mêmes qui se déclarent ses adversaires. Les voici en trois mots : dans le drame musical, c’est là une vérité incontestable, mais souvent oubliée, le poème est de première importance ; le drame est le but et non pas le moyen. Il y faut donc un fond d’inspiration vraie, une action forte et simple, des caractères vivans et pleins. Quant à la musique, elle est là non-seulement pour charmer l’oreille, mais surtout pour exprimer l’idée poétique dans toute sa richesse. Ce principe une fois admis, deux autres en découlent : quelles que soient les formes mélodiques adoptées par le musicien, pour être vraiment persuasifs, pour nous satisfaire pleinement, il ne faut pas que de beaux airs soient plaqués sur des vers médiocres, il faut qu’une belle mélodie s’unisse à de belles paroles, que le chant sorte naturellement du vers et n’en soit pour ainsi dire que la fleur. Enfin, si l’orchestre veut nous émouvoir dans le sens du drame, qu’il prenne une part constante à l’action, appuie la pantomime des personnages, concoure à la peinture des caractères. Est-il besoin de dire que ces principes se prêtent aux sujets les plus variés, aux individualités les plus diverses ? Tous les grands compositeurs les ont appliqués aux plus beaux endroits de leurs opéras ; mais l’ont-ils fait avec cette suite et cet ensemble qu’exige aujourd’hui notre besoin de vérité dramatique ? Pourtant il faudrait qu’ils les eussent appliquées ainsi pour créer des œuvres parfaitement unes et intelligibles. Que le drame musical ainsi conçu demande un concours de talens, de forces, de dévoûmens, de ressources extraordinaires, et avant tout la collaboration d’un vrai poète et d’un vrai musicien, qui rarement se rencontreront dans la même personne, cela est certaine Si c’est chose difficile, est-ce chose impossible ? Rien ne le prouve. Il est donc à prévoir que dans l’avenir le drame musical s’affirmera plus d’une fois encore en face de l’opera. Ceux qui ne demandent à la scène lyrique que le plus éblouissant des spectacles, orné de magnifiques morceaux de musique instrumentale et vocale, suivront la voie de l’opéra traditionnel ; ceux qui n’y verront pas seulement une fête musicale, qui chercheront là, comme dans le drame déclamé, une occasion de représenter devant la foule l’homme dans toute son énergie, l’humanité dans toute sa grandeur, ceux-là s’attacheront au drame musical. C’est la gloire de Gluck d’avoir frayé cette voie ; c’est l’honneur de M. Richard Wagner d’y avoir marché plus avant.


EDOUARD SCHURE.