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sourd roulement de tambours vient appuyer par deux fois ces voix éclatantes, comme un fracas d’armes lointain ; on y sent gronder toute une révolution. C’est la réforme qui respire dans ce cantique, non pas la réforme étroite et confessionnelle, mais la grande, l’éternelle réforme qui a pour devise : affranchissement de l’homme, libre épanouissement de l’âme, fraternité humaine. Cela est d’un grand artiste d’avoir su conserver la couleur protestante à ce cantique en le remplissant d’un sentiment si large. L’effet est si puissant qu’il peut se comparer à celui du fameux Hymne à la Joie de Schiller, placé par Beethoven à la fin de sa neuvième symphonie.

Sachs reçoit cet hommage avec calme et dignité. Debout, immobile au bord de la tribune, il regarde par-dessus la foule à l’horizon, comme si son regard plongeait dans l’avenir. Le concours commence. Beckmesser entre d’abord dans l’arène. Sa démarche provoque déjà l’hilarité de la foule ; son chant fait le reste. L’infortuné greffier n’a vu que du feu à la poésie de Walther, il a lu les mots de travers et chante ce galimatias sur l’air de sa propre sérénade avec force ritournelles et fioritures. Après la première strophe, les maîtres se regardent entre eux ; après la seconde, le peuple murmure ; après la troisième, tout part d’un immense éclat de rire.

Alors Walther sort de la foule, et se présente d’un front intrépide. Un murmure d’approbation accueille le jeune homme, et c’est au milieu d’un profond silence qu’il reprend la première strophe de son chant. La noble mélodie répand ses ondes majestueuses sur la foule captivée, un frisson sympathique parcourt les auditeurs. Sûr désormais de sa victoire, Walther cède au démon de l’improvisation ; sa pensée hardie prend un nouvel essor. Pour la première fois il a senti sa puissance sur les hommes, il a surpris les échos ravissans de sa voix inspirée dans les voix émues de la foule, il a entendu la vibration magnétique des cœurs. À ce moment unique de son existence, le secret de sa destinée se révèle à lui, le mystère de sa vision splendide se dévoile à ses yeux. Ce n’est plus l’Eve du paradis qu’il croit voir devant lui, ce n’est plus la simple jeune fille de Nuremberg ; une fiancée plus sublime se montre à lui, la muse elle-même, la muse de son peuple lui apparaît dans sa beauté sainte et souriante, elle l’appelle à la source sacrée, l’inonde de ses regards comme d’un baptême de feu. C’est elle qu’il cherchait, c’est elle qu’il trouve enfin et qu’il salue d’un audacieux chant d’amour. — Le peuple est saisi par ces accens inouïs qui le transportent dans un autre monde sur les ailes de la poésie, les maîtres chanteurs, touchés et vaincus, trahissent malgré eux leur admiration. Walther s’avance vers la tribune et plie un genou devant Eva, qui pose sur sa tête la couronne de myrte et de lauriers. Ainsi s’achève la victoire du vrai poète. Les apprentis battent des mains, le peuple