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eux-mêmes tombent les uns sur les autres. Après les voisins viennent les apprentis, après les apprentis les compagnons, tous criant, jurant, frappant à qui mieux mieux. La jalousie des corporations s’en mêle. Charpentiers, tailleurs, serruriers tombent les uns sur les autres, les maîtres eux-mêmes, qui voulaient se poser en arbitres, finissent par jouer des poings ; enfin c’est une mêlée inextricable. Walther, resté à l’écart avec Eva, veut profiter de la confusion pour se frayer un chemin l’épée à la main ; mais Sachs, qui les observe, s’élance sur eux, saisit Walther d’une main et de l’autre pousse Eva dans les bras de son père, puis il entraîne le chevalier dans sa maison et ferme la porte derrière lui. Au même moment, on entend la trompe du veilleur de nuit, le cor d’Obéron ne produirait pas d’effet plus instantané. Aussitôt la bataille cesse comme par enchantement ; apprentis, compagnons, bourgeois, prennent la fuite, tout se disperse, toutes les fenêtres se ferment précipitamment, et la pleine lune éclaire de ses paisibles rayons la rue silencieuse. Le veilleur de nuit arrive trop tard, se frotte les yeux, regarde autour de lui d’un air ébahi, et, croyant avoir entendu des spectres, il entonne d’une voix tremblante son verset solennel : — Écoutez, bonnes gens, prêtez l’oreille, — la cloche a sonné onze heures. — Gardez-vous des spectres et des lutins, — qu’aucun mauvais esprit n’ensorcelle votre âme. — Louez Dieu le Seigneur !

Le finale de cet acte est un tour de force d’orchestration et de verve comique. Le vaste crescendo qui accompagne la mêlée se développe tout entier en fugue sur la ritournelle bizarre de la sérénade, et gagnant tout l’orchestre par bonds rapides, éclate avec une furie étourdissante. Cet air drolatique qui, dans l’idée du galant greffier, devait attendrir la belle Eva, ne fait qu’ameuter les voisins. Comme un lutin moqueur, il se multiplie, se centuple en pirouettes fantasques, s’élance de toutes les fenêtres, s’échappe de toutes les portes, et, légion formidable, revient assaillir le chanteur effaré. Le pédant est puni par son péché, rossé par sa propre sérénade, qui semble prendre mille corps et fourmiller autour de lui : idée originale d’un comique très gai. Un autre compositeur eût sans doute fait tomber la toile sur cet éclat de rire shakspearien. Richard Wagner ne l’a pas fait, et sa fin est un trait de génie. Le vrai poète et le grand musicien se trahissent dans cette intention fine et profonde. Un coup de trompe, et tout s’enfuit, le veilleur de nuit chante au milieu du silence son grave couplet, moitié comique, moitié religieux, la lune monte entre les pignons grêles de la ville endormie, et d’un coup de baguette on se dirait enlevé dans le royaume aérien des esprits, qui se dont amusés à semer la discorde parmi les braves bourgeois pour mieux préparer le triomphe de leurs favoris. Les flûtes reprennent staccato scherzando le motif endiablé qui va