Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/986

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pense l’emporter demain sur tous ses rivaux. Je travaille aux souliers de maître Beckmesser.
« EVA. — Oh ! alors, mettez-y de la poix, et hardiment ! Qu’il y reste collé et me laisse en paix !
« SACHS. — Il espère te gagner sans faute par son chant.
« EVA. — Lui ? Comment donc ?
« SACHS. — Un célibataire ! Ils sont rares parmi les maîtres.
« EVA. — Un veuf ne pourrait-il réussir ?
« SACHS. — Mon enfant, il serait trop vieux pour toi.
« EVA. — Trop vieux ? Pourquoi ? C’est l’art qui doit vaincre, et non pas la jeunesse. Quiconque s’y entend brigue ma main !
« SACHS. — Eve, ma mignonne ! tu me fais des contes bleus.
« EVA. — Pas moi ! c’est vous qui me contez sornette. Avouez que vous êtes changeant. Dieu sait qui vient d’emménager dans votre cœur. Moi qui croyais y régner depuis tant d’années ! »


On le voit, toute la coquetterie enfantine, toute la grâce insinuante d’Eva, échouent devant la malice paternelle du cordonnier. Elle parvient cependant à faire tomber la conversation sur la séance à l’école de chant, Sachs laisse échapper comme par hasard le mot de « présentation. » Eva tressaille et s’écrie naïvement :


« EVA. — Ah ! maître Sachs, vous auriez dû me le dire tout de suite, et je ne vous aurais pas tourmenté de questions superflues. Eh bien ! vite ! dites-moi qui s’est présenté à l’école des maîtres chanteurs ?
« SACHS. — Un jeune seigneur, mon enfant, un ignorant.
« EVA. — Un jeune seigneur ? J’espère ! — A-t-il été reçu ?
« SACHS. — Du tout, mon enfant, il y a eu grande bataille.
« EVA. — Alors parlez donc ! Racontez-moi ce qui s’est passé. Si cela vous tourmente, comment resterais-je tranquille ? A-t-il mal subi son épreuve ? A-t-il perdu ?
« SACHS. — Perdu sans grâce, le sire chevalier.
« MADELEINE, sur l’escalier. — Pst !
« EVA. — Sans grâce ? Comment ? Rien ne peut le sauver ? A-t-il si mal chanté qu’il ne puisse devenir un maître ?
« SACHS. — Pour celui-là, mon enfant, tout est perdu. Il ne sera maître dans aucun pays. Car, sache-le, mon enfant, quiconque est né maître parmi les maîtres ne fera point fortune.
« MADELEINE, de l’autre côté de la rue. — Le père demande après toi.
« EVA. — De grâce ! une dernière question. N’a-t-il pas trouvé dans toute l’école un seul ami pour le défendre ?
« SACHS. — Un ami ? Voilà qui serait plaisant ! Laissons courir ce hobereau à plume de paon. Nous voulons dormir tranquilles sur les règles que nous avons apprises à la sueur de notre front. Qu’il nous baille la paix, ce trouble-fête, et qu’il cherche ailleurs son bonheur !