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éternelles, ce fut avec effroi que les religieux en virent descendre à grand’ peine le vicaire du Christ à moitié agonisant, et si faible qu’ils le purent croire un instant destiné à venir terminer dans ces lieux désolés sa longue et pénible carrière[1].

Le commandant Lagorse était au comble de l’anxiété. Que résoudre ? Il écrivit à Turin. Ordre en revint de continuer la route. Cela était de toute impossibilité, si l’on ne voulait risquer de voir le saint-père périr sur les chemins. M. Lagorse prit un autre parti. Il envoya une estafette chercher à Lans-le-Bourg un chirurgien, auquel ordre était donné d’arriver en toute hâte et d’apporter avec lui tous les instrumens nécessaires. Peu d’heures après, le chirurgien Claraz, dont nous avons la relation manuscrite sous les yeux, était effectivement rendu à l’hospice, et voici la conversation qui s’établit entre lui et le commandant Lagorse : « Avez-vous apporté vos sondes et toutes les choses nécessaires ? — Oui. — Eh bien ! asseyez-vous. Vous allez voir un malade qu’il vous faut à tout prix soulager de ses souffrances. Je ne vous dis pas qui il est. Sans doute vous le connaîtrez ; mais, si vous venez à le publier, il y va de votre liberté, et peut-être de votre vie. Allez[2]… » Ce n’était point là une préface heureusement trouvée pour une si délicate opération chirurgicale. Par bonheur le docteur Claraz était un homme prudent. Il employa des remèdes moins dangereux. Quarante-huit heures après, Pie VII était non pas guéri, ni même tout à fait soulagé, mais rendu à la vie. « Peut-il partir ? demanda M. Lagorse au chirurgien de Lans-le-Bourg. — A toute force, oui, si l’on prend des précautions, si on lui arrange un lit dans la voiture, s’il a un chirurgien près de lui avec ses instrumens, et prêt à le soulager en cas de besoin. — C’est bien, je vous emmène, et nous partirons tout à l’heure. » Ainsi fut fait. Un lit organisé tant bien que mal dans la voiture reçut le saint-père, M. Claraz monta près de lui, et le cortège pontifical reprit sa route à toute bride. Depuis le Mont-Cenis jusqu’à Fontainebleau, il ne s’arrêta dans aucun lieu tant soit peu habité. Quelquefois le commandant Lagorse, qui se préoccupait avec une égale sollicitude de mener aussi vite que possible son prisonnier à destination, de ne pas laisser soupçonner qui il était, enfin de ménager sa vie, permettait qu’on séjournât dans quelques relais de poste isolés. La voiture cadenassée du saint-père était alors abritée pour quelques heures sous une remise dont le prudent commandant emportait sur lui les clés. Ce fut ainsi qu’au milieu d’intolérables souffrances, mais sans laisser jamais échapper un mot de plainte, Pie VII, après avoir traversé de nuit Chambéry et Lyon,

  1. Manuscrit du British Museum, n° 8,390.
  2. Lettre du docteur Claraz, manuscrit du British Museum, n° 8,389,