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était bon qu’il les quittât. « Mais, dit le pape, les traits de mon visage sont familiers à tout le monde, et de toute façon je serai reconnu. »

Malgré cette juste remarque, le commandant Lagorse exigea que le saint-père quittât ses mules blanches pour qu’on pût en ôter la croix brodée qui les décore et qu’on barbouillât le tout avec de l’encre, ce que Pie VII prit en grande patience, remettant aussitôt après cette opération sa chaussure encore humide[1]. On coupa en même temps avec des ciseaux le cordon qui soutenait la croix d’or que les papes portent toujours suspendue sur la poitrine ; on le coiffa ensuite du chapeau d’un simple prêtre, lui permettant d’ailleurs de se couvrir d’une espèce de surtout de couleur grise qui lui appartenait. Ce fut dans cet accoutrement qu’un peu avant minuit, accompagné du préfet et du commandant de gendarmerie, Pie VII dut traverser à pied et en grand mystère les rues de la ville pour monter, hors de Savone, dans une voiture où le docteur Porta fut admis à prendre place à ses côtés. Ordre avait été donné à toute la domesticité papale de ne pas souffler mot du départ de leur maître. Ils reçurent même pour instructions de ne pas sortir du palais et de continuer leur service comme à l’ordinaire. Pendant sept jours consécutifs, ils continuèrent d’apporter avec apparat le dîner du pape dans son appartement vide et d’allumer les bougies de l’autel auquel il était censé dire sa messe. Pour plus de sûreté, M. de Chabrol prit la peine d’aller plusieurs fois en grand uniforme au palais épiscopal, comme s’il rendait visite au pape. Les habitans de Savone ne soupçonnèrent point, un départ qui leur avait été si habilement dissimulé[2]. Pendant quelques jours, tout alla pour le mieux, si ce n’est qu’à la poste de Suse la maîtresse de l’auberge, ayant reconnu le saint-père et voyant qu’on l’emmenait du côté du Mont-Cenis, courut par des sentiers détournés pour avertir les moines de l’hospice. Avant que l’humble cortège pontifical ne fût arrivé au sommet de la montagne, un grand trouble vint toutefois contrecarrer les mesures si bien prises par le commandant Lagorse. En peu d’heures, le saint-père, qui souffrait d’une incommodité de vieillard à laquelle un voyage si rapide et si fatigant ne pouvait qu’être funeste, était tout à coup tombé fort dangereusement malade. Les douleurs dont Pie VII se plaignait étaient atroces, et mettaient évidemment sa vie en péril. Lorsque la voiture du pape s’arrêta vers deux ou trois heures du matin, le vendredi 12 juin, à la porte du triste couvent qu’entourent des neiges

  1. Rilazione della traslazione di Pio VII nel castello di Fontainebleau. — Manuscrit du Brilish Museum, n) 8,390.
  2. Ibid.