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des accidens ni la terreur des revers qui hantaient alors la puissante imagination de Napoléon. Au sein des fêtes pompeuses de Dresde, tandis qu’à la veille d’une entrée en campagne il sentait, pour ainsi dire, frémir et palpiter sous sa forte main les huit corps d’armée qu’il s’apprêtait à lancer tous à la fois contre un dernier ennemi, comment aurait-il rêvé autre chose que les joies de sa prochaine victoire et les satisfactions encore plus grandes qui suivraient son triomphant retour en France ? Au jour où il arriverait dans sa capitale, le front ceint d’une nouvelle auréole de gloire, il voulait être assuré d’y rencontrer tout d’abord l’obstiné pontife qui n’avait pas encore fléchi devant lui. Le saint-père serait bien obligé cette fois de reconnaître la suprématie du conquérant invincible qui aurait mis le continent tout entier sous sa loi. Telle était, à notre avis, sans qu’il osât en parler aux autres ni peut-être se l’avouer à lui-même, la véritable raison des ordres envoyés par l’empereur, quelques jours avant le passage du Niémen, pour que le saint-père fût en grande hâte et surtout en grand secret transporté de la petite ville de Savone dans le château impérial de Fontainebleau. Quoi qu’il en soit d’ailleurs de la valeur de nos suppositions sur les motifs de cet ordre singulier, la façon dont on l’exécuta fut encore mille fois plus étrange.

Depuis que les cardinaux avaient quitté Savone, Pie VII était demeuré fort calme d’esprit, prenant en patience la complète solitude à laquelle il était de longue date habitué par ses anciennes mœurs de couvent[1]. Rien ne lui avait fait prévoir, non plus d’ailleurs qu’au préfet de Montenotte, la détermination prise par l’empereur. Une lettre de M. Bigot, en date du 27 mai 1812, qui donnait pour motif à la précipitation du départ a le projet connu des Anglais de faire une descente du côté de Savone, » était arrivée à la préfecture dans l’après-midi du 9 juin. Peu de temps après, vers les cinq heures de l’après-midi, M. de Chabrol et le commandant de gendarmerie Lagorse se présentèrent ensemble au palais du saint-père. Pie VII faisait sa sieste. On le réveilla aussitôt pour lui annoncer qu’il lui fallait, dans peu d’heures, partir pour la France. Le pape résigné ne souleva aucune objection. Les deux messagers de l’empereur lui firent alors observer qu’il y aurait quelque inconvénient à ce qu’il voyageât avec ses habits pontificaux, et qu’il

  1. « Le pape affecte en tout une tranquillité parfaite, et ne paraît pas peiné d’une solitude à laquelle il s’est habitué, à ce qu’on assure, de très bonne heure. Il aimait beaucoup à vivre isolé dans le couvent où il a passé sa jeunesse. Cette inclination pour une retraite absolue avait été remarquée par ses collègues, qui n’avaient formé aucune liaison avec lui, et c’est à cette habitude de l’isolement que l’on doit attribuer le peu de sensibilité qu’il fait paraître dans les occasions qui devraient le plus l’émouvoir. » — M. de Chabrol au comte Bigot de Préameneu, 11 février 1812.