Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/893

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des ouvriers. Directeur et ouvriers prenaient leurs repas à la même table. La femme du conducteur des sondages, Américaine active et très ordonnée, avait pris le département de la cuisine, et elle servait elle-même avec une simplicité charmante les inférieurs aussi bien que les supérieurs de son mari. Ce dernier avait travaillé sur les exploitations de Pensylvanie, et il connaissait son métier. La roche contre laquelle il luttait à cette heure était extrêmement dure ; le drill s’ébréchait souvent et ne descendait pas d’un demi-mètre par jour, ce qui fait que l’opérateur mangeait vite et dormait peu. A l’heure du dîner, un vieux sauvage haut de six ; pieds, décharné, mais à l’œil vif et au profil aquilin, s’appuyant sur un long arc sans corde, apparaissait parfois au seuil du shanty. Son père, disait-on, avait été un grand chef ; lui, on l’appelait Akwiwi, c’est-à-dire le faible. Il saluait sans incliner la tête en disant bojo, bonjour, et on lui donnait quelques reliefs d’oie fumée ou de poisson.

A l’époque de ma visite à Manitouline, plusieurs puits attestaient la présence du pétrole en abondance. La profondeur des veines variait de 100 à 160 mètres ; la roche oléifère était un calcaire grisâtre, dur et légèrement argileux, pétri de fossiles. L’un des puits venait de rendre quelques centaines de barils d’une huile de meilleure qualité que celle de la péninsule canadienne, car elle offrait cet avantage rare de dégager très peu d’odeur. C’eût été encourageait, si l’on n’avait pas eu à lutter contre l’écrasante concurrence des huiles de Pensylvanie. Cet état de choses, qui empêche le plein, développement de territoires plus riches peut-être et plus vastes certainement que la vallée d’Oil-Creek, est dû à plusieurs raisons. En premier lieu, pour l’éclairage, l’huile canadienne ne vaut pas celle de Pensylvanie. En outre, comme le Saint-Laurent n’est pas navigable pendant six mois de l’année, les pétroles du Canada n’ont jamais pu s’ouvrir un débouché sur Liverpool, Anvers, Brème, Hambourg, Le Havre ou Marseille, qui sont les grands entrepôts d’huile minérale de ce côté-ci de l’Océan. La législation américaine enfin a complété, depuis 1865, ce blocus économique. Ce fut l’année de la dénonciation du traité de réciprocité entre le Canada et les États-Unis, traité qui consacrait à beaucoup d’égards une sorte de libre-échange entre les deux pays voisins. Aujourd’hui les pétroles canadiens sont repoussés des États-Unis au moyen d’un droit de 25 cent. par litre, et, comme le peuple canadien trouve l’huile d’éclairage de Pensylvanie très bonne, le gouvernement de cette colonie a été contraint de ne pas user de représailles et de se contenter d’un droit de 7 centimes seulement. Il en résulte que les exploitans du Canada n’ont pas même sans conteste le marché intérieur. La situation deviendrait tout autre, si les huiles minérales étaient