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et la sélection naturelle agiront chez tous les individus de la même manière et dans le même sens. Elles ne pourront donc avoir ici d’autre effet que de les uniformiser de plus en plus, bien loin de les entraîner dans la voie des variations. Détruisant d’ailleurs fatalement tout individu quelque peu inférieur à ses frères, elles maintiennent rigoureusement, avec la similitude des caractères, l’égalité d’énergie fonctionnelle. Ainsi s’établit et se conserve l’uniformité si remarquable dans l’immense majorité des espèces sauvages et qui ne laisse de place qu’aux traits individuels ou à quelques rares variétés bientôt disparues. Si le milieu change, il est clair que les conditions de l’adaptation ne seront plus les mêmes ; la sélection, s’accomplissant dans des conditions différentes, produira forcément des résultats plus ou moins distincts des premiers. L’organisme variera donc jusqu’à ce que l’harmonie soit rétablie ; mais, ce résultat obtenu, la lutte pour l’existence, la sélection naturelle, reprendront inévitablement leur rôle primitif, qui est de donner aux espèces de la stabilité, de l’uniformité. Elles auront ainsi façonné des races naturelles ; elles n’auront pas pour cela donné naissance à des espèces.

Les faits ne manqueraient pas pour montrer que telle est l’origine de ces races sauvages parfois si différentes de la souche-mère, et si constantes dans certaines localités qu’on a pu s’y tromper en jugeant par la forme seule. Je me borne à citer l’exemple des cerfs de Corse et d’Algérie. Tous deux se distinguent aisément de nos cerfs d’Europe. Regardés comme indigènes, ils ont reçu des noms particuliers, et figurent comme espèces distinctes dans les écrits de plusieurs naturalistes éminens. Or les témoignages formels d’Hérodote, d’Aristote, de Polybe, de Pline, constatent qu’à l’époque grecque et romaine le cerf n’existait ni en Corse ni en Afrique. Il faut donc admettre, ou bien qu’il y est né par génération spontanée, ou bien qu’il y a été transporté depuis le règne de Titus. Personne n’hésitera, je pense, à regarder le cerf européen comme le père de ces deux races ; mais, en changeant de patrie, il a changé de caractères. En Corse surtout, il a perdu près de moitié de sa taille, transformé ses proportions générales de telle sorte que Buffon l’appelle un cerf basset. Il a de plus modifié ses bois. A-t-il donné pour cela naissance à une espèce nouvelle ? Non, car un de ces animaux, pris jeune et élevé chez Buffon, est devenu en quatre ans beaucoup plus grand, plus beau, que des cerfs de France plus âgés et regardés pourtant comme étant de belle taille[1].

La nature avec l’aide du temps aurait-elle complété la métamor-

  1. Buffon (Histoire naturelle). Isidore Geoffroy a traité cette question avec quelque détail.