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conduite publique, sa conduite privée, il critiqua tout de la façon la plus sanglante. Il osa lui enjoindre d’éloigner Davidovitch et au contraire de maintenir dans les postes supérieurs les conjurés de Krouschevatz. Reproches, conseils, menaces, rien ne fut épargné au chef des raïas. Milosch écoutait en silence ; il prit la parole en homme résolu à se contenir, avoua quelques-unes de ses fautes, s’excusa sur son inexpérience et sur la difficulté de sa tâche. « Je ne suis qu’un paysan, disait-il avec son fin sourire ; j’aurais bien voulu voir à ma place tant d’illustres personnages, politiques de haut vol, administrateurs consommés, qui méprisent ce que j’ai fait. J’aurais voulu les voir dans un pays bouleversé où il fallait tout construire au milieu de la guerre extérieure et des discordes civiles. » Il ajouta noblement qu’il avait pardonné aux conspirateurs de Krouschevatz sans avoir attendu l’injonction de personne, mais que ce pardon du passé ne les protégerait pas dans l’avenir, s’ils conspiraient de nouveau. « Je vois, dit-il, que ces messieurs, de leur côté, ne m’ont pas encore pardonné d’avoir déjoué leurs complots ; je les maintiendrai pourtant à leur poste tant qu’ils ne démériteront pas. » Sa parole, si calme d’abord et si humble, allait s’élevant toujours. Le paysan redevenait prince. « J’ignore, disait-il, beaucoup de choses en administration, et je recevrai de grand cœur les conseils des hommes qui s’intéresseront sincèrement à la Serbie ; mais si le baron de Buchmann prétendait imposer ses avis comme des ordres, chef de la nation et gardien de ses droits, je les repousserais résolument. »

L’envoyé russe comprit enfin à quel personnage il avait affaire. Ce paysan, malgré toutes ses fautes, était un homme de génie. C’était vraiment un chef de peuple, un chef qui avait conscience de son rôle et de sa force. Tant qu’il gouvernerait les Serbes, on ne devait pas espérer qu’il se soumettrait aux plans de la politique russe. Il ne restait plus qu’à soulever contre lui les mécontens. Les élémens de succès étaient tout préparés, le feu couvait sous la cendre. Après tout, la constitution de Davidovitch contenait certaines parties excellentes au point de vue russe ; il fallait écarter les principes révolutionnaires, conserver ce qui favorisait l’oligarchie, assurer aux amis du tsar les positions inexpugnables, et lier les mains au dictateur afin de le renverser.


IV

Le jour où Milosch avait promulgué sa constitution, dans la séance du 15 février 1835, il avait interrogé la skouptchina sur l’opportunité de son voyage à Constantinople. Le sultan Mahmoud exprimait le désir de le voir à sa cour ; devait-il se rendre à cet