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chez nous, le respect des fonctions publiques et de ceux qui les occupent est une des forces de la communauté sociale ; il faut qu’ils soient respectables à tous, au souverain comme au peuple. Milosch ignorait absolument ce principe. Pour mieux marquer la distance qui le séparait de ses anciens compagnons, le prince-paysan humiliait à plaisir ses plus dévoués serviteurs. Était-ce chez lui un système ? était-ce simplement l’effet de ces colères soudaines qu’il ne savait réprimer ? C’était l’un et l’autre à la fois. Le fonctionnaire était soumis comme un esclave à tous les caprices du maître ; mal payé, maltraité, tantôt promu sans motif aux rangs supérieurs, tantôt rejeté aussi arbitrairement au plus bas de l’échelle, on eût dit que le prince lui enviait à tout instant cette parcelle de pouvoir dont il avait dû se dessaisir en sa faveur. Pour la moindre faute, le fonctionnaire était puni d’une peine infamante ; c’étaient des violences directes, des châtimens corporels, et parfois le prince lui-même s’armait du bâton pour frapper le coupable[1]. Un fonctionnaire aimait mieux donner sa fille à un marchand, à un artisan, à un laboureur, qu’à l’un de ses jeunes collègues. Qui donc en de telles conditions pouvait rechercher les fonctions publiques ? Les Serbes de Serbie n’y pensaient guère ; c’étaient presque tous des Serbes hongrois, c’est-à-dire de ces gens qui, pour un motif ou un autre, n’ayant pas chance de succès dans leur pays, couraient volontiers les aventures. Qu’arrivait-il ? Milosch était seul au centre du pouvoir, mais, hélas ! bien autrement seul qu’il ne l’avait désiré. Si l’on excepte un petit nombre d’hommes sincèrement enthousiastes de ses rares qualités et dévoués à sa fortune, le despote n’avait autour de lui que des aventuriers ou des traîtres. On peut affirmer que les dix dernières années du premier règne de Milosch[2] ont vu se produire sous maintes formes une conspiration permanente, conspiration dont la Russie était l’âme, que Milosch pouvait aisément déjouer, qu’il a refoulée à plusieurs reprises, dont

  1. Il s’agissait souvent de fautes graves, c’était une raison de plus pour que le prince déférât le coupable à la justice. Un jour, le secrétaire du tribunal suprême, George Protitch, est prévenu que le prince veut lui parler. Il sort, et à quelques pas du tribunal, dans une galerie exposée à tous les regards, il trouve un des serviteurs de Milosch qui le renverse à terre, lui attache les pieds, les mains, et lui applique la bastonnade. Aux cris poussés par ce malheureux, tous ses collègues accourent. Dans l’intérêt de son maître aussi bien que par compassion pour la victime, Davidovitch supplie le prince de mettre fin à cette exécution barbare : « Tais-toi ! s’écrie Milosch avec fureur, tu ne connais pas mes raisons, » et il le condamne à quelques jours d’arrêt pour s’être mêlé de ce qui ne le reperdait point. On sut plus tard que George Protitch, marié à la fille d’un certain Topalovitch, ami intime du prince, avait déshonoré sa belle-sœur, une toute jeune fille, la joie et l’orgueil de son père.
  2. On verra plus tard qu’après avoir été renversé du trône en 1839 il y a été rappelé en 1858, et qu’il est mort prince de Serbie en 1860.