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remuera que quelques grains de sable. Avec ces maigres élémens, Ruysdael a composé un paysage dont on a peine à détourner les yeux. Plus on le regarde, plus on sent s’élever en soi le plus haut sentiment de l’âme humaine, le sentiment de la soumission aux lois des choses. C’est le plus frappant symbole de renoncement que j’aie jamais vu, et, pendant tout le temps que je l’ai regardé, il m’a semblé contempler l’explication par l’art de cet aphorisme : « changer plutôt ses désirs que l’ordre du monde, » troisième règle de la méthode de ce Descartes, qui fut contemporain de Ruysdael, et qui, lui aussi, avait vécu en Hollande et vu de tels paysages.

Le second, qui se voit au musée de Rotterdam, a fait, m’a-t-on dit, l’admiration d’une dame qui est femme d’un des écrivains philosophiques les plus distingués de ce temps-ci. Il n’y a guère en effet que les philosophes ou ceux qui se sont mêlés à leur vie qui puissent sentir le charme profond d’un pareil paysage. Un vaste champ de blé d’un blond pâle incline doucement la tête sous le souffle d’un vent léger qui n’a rien de la molle tiédeur de Favonius, ni de l’amoureuse espièglerie de Zéphyre. Un rayon de soleil aussi pâle que la moisson tombe sur les pointes des épis, et court sur le champ entier avec une finesse incroyable. Blafards sont les épis, blafarde la lumière qui passe sur eux comme une caresse tristement prolongée. Cette fois encore, Ruysdael a composé son chef-d’œuvre avec les élémens les plus ingrats du monde, une moisson incolore et une lumière incolore; mais un charme d’une mélancolie sans amertume s’échappe de cette toile, et nous parle éloquemment de la condition ordinaire des pauvres humains. Oh! que ces épis ont été peu favorisés du sort et peu gâtés par la nature; ils ont grandi cependant, ils ont percé ce sol humide, résisté à cet air grelottant, et avec l’aide de cette lumière moins avare que pauvre, et qui a donné ce qu’elle a pu, ils sont arrivés à maturité et composent maintenant une moisson tout comme s’ils avaient vécu sous la lumière la plus opulente, caressés par les brises les plus amoureuses et nourris par le sol le plus généreux. Voilà l’image de la vie moyenne de notre espèce : pour la majeure partie des hommes, le ciel est aussi froid, la lumière aussi pâle, l’air aussi âpre; ils vivent cependant, et, dociles à une inconsciente résignation, ils accomplissent leur loi et portent leurs fruits en dépit de l’inclémence des choses et de l’indifférence de la nature. Ce champ de blé révèle tout le secret de la sagesse : savoir vivre sans soleil.


EMILE MONTEGUT.