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comme dans le soucieux âge mûr, comme dans la vieillesse ridée. Cette partie de nous-mêmes qui est inaccessible au changement et qui est notre véritable moi, Holbein la saisit et la fait saillir avec une habileté et une fermeté incomparables. Si Holbein n’avait peint que des bourgeois oubliés, nous ne nous douterions probablement pas de la qualité qui constitua son talent; mais, heureusement pour sa mémoire, il eut l’occasion d’appliquer ce talent à des personnages restés historiques, et, l’histoire à la main, nous pouvons garantir la ressemblance de ses portraits, car le caractère essentiel qui nous apparaît dans l’image de tel ou tel personnage est justement celui que l’histoire lui assigne. Qui ne voit dans les si nombreux portraits qu’il nous a laissés d’Érasme, — dont la gloire par parenthèse doit un beau cierge à Holbein, — que le trait essentiel de ce moi était une finesse lumineuse? c’est aussi ce que l’histoire nous apprend de lui. Qui ne devine dans son portrait d’Henri VIII une âme massive, lourde, capable par conséquent de mouvemens violens, orgueilleuse précisément parce qu’elle est pesante, comme on devine le lion redoutable dans son repos même? Cette bourgeoise suisse anonyme que nous admirons au musée de La Haye n’a pas laissé d’histoire, mais nous pouvons nous la figurer aussi bien que si cette histoire eût été écrite. Son histoire fut celle des âmes vertueuses, ce qui équivaut à dire qu’elle n’en eut pas. Une assurance modeste est le trait dominant de cette physionomie ; on y lit toutes les vertus qui fleurissent dans les terrains modérés, dans ceux qui ne sont ni trop sur les cimes brûlantes ou froides, ni trop dans les vallées humides, qui ne sont visités ni par trop d’ombre, ni par trop de soleil. Cette vie s’écoula paisible et pieuse, — car le visage a cette douceur qui est particulièrement propre à la piété, — protégée contre le prochain par une aisance sans faste, contre les passions de l’âme par la modestie de la condition. De tempérament malsain et sans beauté, elle ne connut pas les adulations et les flatteries; mais elle n’en souffrit pas, et cette absence de regrets et d’envie fut récompensée par une paix intérieure qui, se répandant sur ce visage, lui donne un attrait sympathique que n’a pas toujours la beauté, souvent d’aspect fort redoutable par les dangers qu’elle laisse entrevoir. Jamais personnage inconnu ne s’est révélé avec plus de naïve franchise que cette bourgeoise suisse en robe de grosse étoffe d’un bleu sombre et en coiffe blanche retombant sur le front à la manière du voile des religieuses, comme si elle était une nonne de la vie laïque, une vestale de la vie conjugale. Ce voile, pour le dire en passant, par la manière dont il retombe mollement sur le front et y adhère, tout en restant distinct de la chair, est une merveille de finesse qu’il faut se borner à indiquer, car la décrire de manière à la faire apparaître aux yeux