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rend jamais coupable de tels péchés. Lorsqu’il a rencontré la beauté, et cela lui est arrivé plusieurs fois, il l’a peinte telle qu’il la voyait, sans aucune de ces corrections. Le meilleur exemple que l’on puisse en donner est son tableau de Laïs de Corinthe, portrait d’une demoiselle noble de la maison d’Offenbourg, laquelle, pour le dire en passant, eut une délicatesse médiocre, si elle se trouva flattée de se voir représentée en courtisane grecque avec une pile d’or devant elle. J’avais été très frappé de la beauté de ce visage dans une gravure due à un artiste suisse qui figurait à la dernière exposition universelle de Paris, et il m’avait fait ressentir un genre d’impression analogue à celui que nous éprouvons devant les figures de Léonard : grand éloge, comme vous voyez. Tout autre a été mon impression lorsque j’ai vu l’original au musée de Bâle. La Laïs d’Holbein est une grande Allemande, jolie fille, aux traits allongés et robustes, la physionomie un peu brutale, avec de beaux yeux sourians légèrement bêtes. Il est évident que le graveur, enthousiaste de son œuvre, avait fait inconsciemment devant le tableau ce qu’Holbein n’a pas fait en face du modèle vivant lui-même. La Laïs du peintre est ce qu’elle fut dans sa réalité la plus franche, une beauté lourde et sans caractère sympathique. Notez cependant qu’Holbein avait d’autant plus ici le droit de corriger la nature qu’il avait choisi le modèle dans l’intention d’en faire un portrait qui fût en même temps une sorte d’allégorie.

Grâce à cet amour de la vérité, sur lequel nulle séduction semble n’avoir jamais pu s’exercer, même lorsqu’il reproduisait de beaux visages, Holbein, est, je crois, celui de tous les portraitistes qui a le mieux exprimé la ressemblance fondamentale, et ce qu’on pourrait appeler le permanent de ses modèles. D’autres peintres de portraits ont mieux rendu la vie mobile, Rembrandt est incomparable sous ce rapport; d’autres ont mieux rendu ces grâces de l’expression qui s’épanouissent à la surface des traits, mais qui ne sont pas plus le visage qu’une végétation fleurie n’est la terre qui la porte : ce que Holbein a rendu avec une solidité admirable, c’est le modèle au repos et dans son centre de gravité, la structure essentielle de son visage, en un mot non l’humus mélangé de la physionomie, mais le tuf même du moi humain. En regardant les portraits d’Holbein, nous sommes sûrs de leur ressemblance intime avec ses modèles, et si nous ne devinons pas toujours ce que ceux-ci eurent d’attraits fugitifs ou intermittens, nous les saisissons dans leurs qualités continues, durables, et qu’ils ne pouvaient pas plus dépouiller que leur chair. C’est ainsi qu’ils étaient à toutes les heures du jour, quelles que fussent les passions qui les agitaient; bien mieux, c’est ainsi qu’ils furent, en dépit de tous les changemens de la chair, depuis le berceau jusqu’à la tombe, dans la jeunesse en fleur