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que la canaille y est inconnue, ensuite parce que les canaux n’existent qu’en dehors de la ville, et enfin parce que, pour tous canards, La Haye ne possède que les cygnes qui nagent dans le Vivier. Les manières du peuple de La Haye sont un reflet de celles de la société choisie que les circonstances lui ont donné exclusivement à servir. A La Haye peut se vérifier sur le vif l’influence que les aristocraties exercent à la longue sur le caractère des classes populaires, même chez les races dont le caractère est le plus indépendant, les Hollandais et les Anglais. Le peuple de Venise est, dit-on, le plus doux, le plus affable, le plus poli de la terre, et Dieu sait cependant si ce sang italien, mélangé de sang grec, illyrien et dalmate, contient des élémens violens; à quoi cela tient-il, sinon à cette longue domination de dix siècles d’aristocratie qui peu à peu a broyé, poli, assoupli toute obstination, tout entêtement, qui a enseigné à ce peuple avec l’obéissance la contrainte personnelle, et réprimé ces soudainetés irréfléchies de l’instinct physique, se traduisant chez l’homme comme chez l’animal en mouvemens sans raison de colère, d’audace et de familiarité. Certes ce n’est point un phénomène aussi frappant que l’on observe à La Haye; cependant le résultat est le même sur une plus petite échelle. Le peuple de La Haye possède une supériorité de manières et de tact, un art de servir, une politesse et une absence de morgue qu’on ne rencontre à ce degré en Hollande que dans cette seule ville, et le voyageur qui désirera vérifier notre observation n’aura qu’à pousser droit à Amsterdam en quittant La Haye, sans s’arrêter à Leyde, ville d’université, et surtout à Harlem, ville en partie déchue de son ancienne splendeur, et où il trouverait en conséquence quelque chose de cette politesse qu’il aurait laissée à La Haye, car rien n’enseigne la politesse comme la déchéance.

Il est vraiment presque inexplicable que La Haye ait réussi à conserver si longtemps son aimable originalité, et qu’elle n’ait pas échangé ce caractère d’oasis royale contre le caractère de véritable capitale. Ce fait est peut-être la preuve la plus irréfutable du patriotisme parfait de la maison royale de Hollande, car jamais une maison ambitieuse n’aurait permis que dans un pays monarchique la capitale fût représentée par une ville d’aspect, de mœurs et de traditions toutes républicaines comme Amsterdam; j’imagine que, sous d’autres princes, ce contraste bizarre aurait été évité. Rien n’était plus facile cependant que de faire de La Haye une grande capitale, et si quelque entreprenant baron Haussmann eût passé par là, la chose serait faite depuis longtemps. Ne pourrait-elle en effet, s’étendant jusqu’à Scheveningen, aller toucher la mer, et devenir ainsi un centre d’activité commerciale bien autrement choisi, bien autrement pourvu de ressources et de facilités de communica-