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ses grands tableaux. C’est à ceux-ci qu’il faut mener directement le lecteur. Reuter a écrit des poèmes et des romans. Les uns et les autres partent de la même inspiration et se distinguent par les mêmes qualités; mais il n’a point confondu les genres, ni choisi arbitrairement sa forme; il n’a entendu faire ni des romans en vers, ni des poèmes en prose. Peintre original de la nature champêtre dans ses poèmes, c’est par la représentation vive des caractères qu’il frappe surtout dans ses romans. Ce sont les deux faces remarquables de son talent.

C’est dans Hanne Hüte et Kein Hüsung que les qualités poétiques de Reuter se montrent sous le meilleur jour. Les deux ouvrages se tiennent par des rapports étroits : ce sont des pastorales dramatiques auxquelles se mêle, dans Hanne Hüte, l’élément merveilleux. L’un et l’autre pèchent par le même défaut : la composition est lâche, l’action presque nulle; tout l’intérêt est dans les épisodes. Il ne faut chercher ici rien qui rappelle Hermann et Dorothée, rien de cette forme plastique que l’on y admire. Reuter est d’un autre temps et nous transporte dans un autre monde. Si la source première de sa poésie est la même, la nature, il voit et rend les choses d’une façon toute différente. Il écrit en dialecte meckleinbourgeois : on connaît la saveur particulière de ces langages primitifs formés spontanément par la parole et l’instinct populaire; « c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche. » Les dialectes provinciaux ont, en même temps qu’une richesse étonnante de mots et de tournures, quelque chose de hardi et de décousu, de la force, presque de la véhémence, avec cela des délicatesses enfantines, une sorte de grâce indécise et embarrassée, comme un parfum de plante sauvage. « Les dialectes, a dit Goethe, c’est l’élément dans lequel l’âme respire. » Cela est vrai de Reuter plus que de personne; il parle cette langue parce qu’il sent comme ceux qui l’ont créée. Sa naïveté n’est point réfléchie, il n’y a rien chez lui qui rappelle le pastiche; mais, par l’esprit comme par la forme de ses poèmes, il procède en droite ligne des auteurs des vieux chants populaires, de ces admirables Lieder qui sont le joyau poétique de l’Allemagne. Ces rapprochemens frappent à chaque page. Il a cette impression vive, cette vision de l’enfance qui découvre partout la petite vie joyeuse dont elle se sent animée. La nature est enchantée aux yeux de l’enfant, et se peuple d’êtres mystérieux et charmans comme lui. Tout se personnifie, prend une âme et lui parle. C’est entre le monde et lui un dialogue continu, un échange incessant de sourires. Les aspects se modifient, les images deviennent plus tristes; mais la sensation reste la même : l’hiver est méchant, la nuit se remplit de fantômes, l’orage entraîne avec lui toute sorte de créa-