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si agitée au début, si sereine au déclin. Reuter peut vraiment contempler son passé sans haine et sans aigreur; il n’est que juste envers la vie. Si cruelles qu’elles aient été, les épreuves qu’il a traversées l’ont grandi singulièrement : il leur doit sans doute d’être ce qu’il est devenu. Qui sait si, dans le courant d’une existence facile, il ne se fût point abandonné à une satisfaction indifférente, laissant dormir les facultés qui se cachaient en lui? Il fallait que cette nature fût secouée pour pousser au dehors toute sa sève. Rien n’est perdu pour qui sait vivre. Il languissait dans sa prison et se plaignait de manquer de livres; mais ne lisait-il pas en lui-même le plus instructif de tous? S’il voyait peu d’hommes, il les voyait de près et dans un lieu où l’on ne songe guère à prendre le masque. Il en apprenait là sur l’âme plus qu’en vingt ans ailleurs : il allait au fond et du premier coup. La privation est un grand maître; elle aiguisait son sens poétique en même temps qu’elle ramenait son esprit à la mesure. Dans le tourbillon du monde, le futile et le frivole nous aveuglent comme fait la poussière des chemins, et nous cachent les grandes lignes; de la solitude on voit les choses dans leur vrai jour, et l’on connaît bientôt celles qui seulement valent qu’on les poursuive. Cette opération intime de la nature en lui, il ne la sentait point dans le moment qu’elle se faisait : les regrets et l’anxiété l’absorbaient trop pour cela; mais quand il eut retrouvé la santé dans l’air libre, les forces cachées se développèrent tout à coup, et ses premières qualités se réveillèrent grandies et transformées. L’infortune avait élevé son cœur sans l’aigrir; l’expérience ne l’avait point désenchanté. Il eût été toujours un poète aimable, les événemens, en trempant son caractère, firent de lui un écrivain.


II.

Nous ne reviendrons pas ici sur le premier ouvrage de Reuter, les Contes en vers. Ils méritent sans doute le succès qu’ils ont obtenu, mais ces peintures prises sur le vif ont une couleur trop locale pour qu’elle ne s’efface pas avec la distance. L’attrait et le piquant de ces petits récits est dans toute sorte de figures de langage, d’allusions, de citations proverbiales, que l’étranger ne peut saisir. Des saillies expliquées perdent toute leur pointe; l’idée seule d’alourdir d’un commentaire ce livre d’une gaîté si fantasque et si légère prête au ridicule et ne se peut admettre. Tout ce qui plaît ici du reste se retrouve ailleurs à un degré plus élevé. Bien qu’achevés en eux-mêmes, ces contes ne sont qu’un essai dans l’œuvre de Reuter : c’est, si l’on veut, comme une série d’études dont il a fait plus tard