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réuni dans un seul oiseau le sang des cinq races les plus distinctes sans que les facultés reproductives aient subi la moindre atteinte. Darwin attache avec raison une grande importance à ce côté de son argumentation.

Appliquons maintenant ces mêmes considérations à celui de nos mammifères domestiques qui présente les races les plus nombreuses, les plus diversifiées, les plus opposées par leurs caractères[1]. Voyons si, étudiés à ces divers points de vue, nos chiens doivent être regardés comme issus d’une seule souche ou bien si plusieurs espèces ont confondu leur sang pour former un être complexe, le canis familiaris. Buffon avait admis la première de ces deux opinions. Récusera-t-on son témoignage en disant que cette conception est le résultat de ses idées générales sur la variabilité limitée, mais encore indéterminée, de l’espèce ? Il est bon de rappeler alors que Frédéric Cuvier, après s’être occupé pendant bien des années de ce sujet, est arrivé à la même conviction. Or la pression des faits a pu seule le conduire à une conclusion pareille, car, disciple zélé de son frère, dont il exagérait parfois les doctrines, il a toujours défendu l’invariabilité de l’espèce. L’évidence seule a donc pu le contraindre à accepter dans ce cas particulier une opinion qui pouvait le faire accuser d’inconséquence. Aussi la motive-t-il à diverses reprises[2], et plusieurs de ses argumens sont précisément ceux qu’invoque Darwin à propos des pigeons. Il fait remarquer, par exemple, que « les modifications les plus fortes n’arrivent au dernier degré de développement que par des gradations insensibles, » et il appuie cette proposition sur l’examen détaillé des caractères extérieurs et ostéologiques. Il montre que, si l’on veut voir dans les caractères de races les signes d’autant d’espèces primitives, il faut admettre environ cinquante souches distinctes, multiplicité qui dépasse de beaucoup, on le voit, celle que Darwin regarde déjà comme si improbable lorsqu’il s’agit des pigeons. Ajoutons que presque toutes ces espèces premières auraient dû disparaître sans que la paléontologie nous ait encore rien révélé sur leur prétendue existence. Ajoutons encore que certains caractères de quelques races canines les plus tranchées, tels que ceux de la tête du bouledogue, ne se trouvent ni chez aucune espèce des genres voisins, ni même peut-être chez aucun animal sauvage. Comme pour les pigeons d’ailleurs, ces cinquante espèces-souches

  1. À la première exposition des races canines faite à Paris par le Jardin d’acclimatation, on avait réuni 180 races parfaitement distinctes, et cependant toutes les races européennes n’y étaient pas représentées à beaucoup près, et les races exotiques manquaient presque toutes.
  2. Recherches sur les caractères ostéologiques du chien (Annales du Muséum d’histoire naturelle, t. XVIII, 1811) ; Dictionnaire des Sciences naturelles, article Chien, 1817.