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régissent l’empire. L’histoire ne s’occupe que des grands : voilà donc les hommes qui méritent l’attention de l’histoire ! Pourquoi les préjugés romains s’opposaient-ils à ce qu’on dressât des statues publiquement à ces collègues non avoués du césar ? Pourquoi ne figurent-ils point gravés sur les monnaies? Nous aurions leur image, immortalisée comme leur mémoire, et il serait plus facile de les faire revivre. Les écrivains latins, retenus par les mêmes préjugés, ont été trop silencieux ou trop sobres de détails. Je suis donc forcé de tracer des esquisses plutôt que des portraits et de dresser une liste incomplète de ces usurpateurs d’un nouveau genre, de cette société d’abord anonyme qui a gouverné l’univers pendant près de dix ans.

Celui qui est cité le plus souvent, c’est Narcisse, le compagnon inséparable de Claude, celui qui reçoit toutes ses lettres, y répond, admet ou écarte les affaires, dicte ou inspire les résolutions : il est secrétaire d’état. Narcisse a un caractère triste et des mœurs graves : vertu facile, s’il est vrai qu’il soit eunuque, comme l’affirme le scoliaste de Juvénal. La bonne chère qu’on est forcé de faire chez Claude et les festins prolongés le consolent, mais lui donnent la goutte; les accès de ce mal redoublent son humeur morose. Il est laborieux, assidu, ne perd jamais Claude de vue dans les circonstances difficiles; il le suit au sénat, le surveille dans les réunions publiques, il est son assesseur dans les jugemens; il lui résume la cause quand il s’est endormi; il le souffle, il l’avertit, il le contient. Il joue le rôle de pédagogue qu’Auguste faisait jouer au fils de Silanus lorsqu’il lui confiait Claude pendant les fêtes de Mars. Il ne dédaigne pas les honneurs, car il s’est fait conférer les insignes de la questure (le subsellium et les faisceaux); mais il aime surtout l’argent. Tous les moyens lui sont bons pour s’enrichir; les plus expéditifs sont les immenses travaux qu’il a fait entreprendre à Claude dans le port d’Ostie et sur le lac Fucin. Déjà sa fortune est égale à sa puissance, et son trésor surpasse celui des rois de l’Orient.

A côté de lui paraît Pallas, ancien esclave d’Antonia, camarade d’enfance de Claude, qui a grandi avec lui et le tient sous un joug aussi étroit. Pallas s’est réservé les finances : il est intendant du fisc impérial. Il n’a pas les mêmes raisons que Narcisse pour être vertueux. C’est le financier fier, fastueux, galant, séducteur. Sans scrupules, d’une avidité effrénée, il s’entend avec Narcisse pour les bonnes affaires; il est aussi riche que lui, sans avoir besoin de voler aussi publiquement, puisqu’il tient la clé du trésor. Son orgueil ne connaît plus de bornes lorsque le sénat déclare qu’il descend des rois d’Arcadie. Virgile, quand il chantait Évandre et Pallas, ne se doutait pas qu’il préparait une telle généalogie. Depuis qu’il