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qui était tout extérieure. Le patron avait donc plus d’intimité avec ses affranchis qu’avec sa propre femme : ils l’accompagnaient partout, à l’assemblée, au cirque, à l’amphithéâtre, au bain, à la basilique, à la promenade, en voyage. Claude avait le goût de la déclamation et la passion d’écrire l’histoire; ils participaient à ses travaux, préparaient ses compilations, traduisaient les manuscrits étrusques et carthaginois, écrivaient sous sa dictée, corrigeaient ou rédigeaient à nouveau ses œuvres grecques. Ils devenaient ensuite ses auditeurs, l’applaudissaient, l’enivraient par leurs éloges tantôt sans mesure, tantôt assaisonnés d’un encens délicat. Ils pourvoyaient aussi à ses besoins, à ses appétits, à ses vices, car la vie matérielle n’était point sacrifiée aux travaux de l’esprit. En vérité, Claude était heureux au milieu des serviteurs et des parasites que Rome méprisait, mais qui étaient ses seuls amis.

On devine quel coup de théâtre ce fut dans la maison du faubourg lorsqu’on apprit subitement que Claude était empereur. Tous ses esclaves, tous ses affranchis, se précipitent sur le Palatin. On s’empare de Claude, on l’entoure, on le garde, on le félicite, on l’intimide, on le protège, on le conseille, on l’empêche pendant un mois d’aller au sénat, parce que les sénateurs n’auraient pas manqué de prendre un facile ascendant sur ce cerveau dont la faiblesse est trop connue. Claude est une proie qui des mains des prétoriens passe aux mains de ses affranchis. Il est si bien fait à leur joug ! ils lui sont si nécessaires, si dévoués ! C’est à eux qu’il faut confier sa personne, ses intérêts, l’administration du trésor, les emplois, les ressorts essentiels et secrets du gouvernement. Que d’autres, issus de familles illustres, obtiennent les magistratures vaines, les fonctions pompeuses, toutes les apparences du pouvoir! c’est au Palatin que reste la toute-puissance, partagée entre les affranchis. Ils se liguent avec Messaline, qu’ils ont toujours ménagée et dont ils ont caché ou favorisé les premiers écarts : ils se réservent l’empire, sans querelle, sans ostentation, sans paroles, sans décrets, et ils ont la sagesse de le garder indivis. Je ne saurais mieux comparer Claude, si l’on me permet un anachronisme, qu’à ces frères de sultan qui sont tirés du harem et jetés sur le trône par une révolution : leurs yeux sont aveuglés par l’éblouissement de la toute-puissance, comme ceux du hibou qu’on chasse en plein jour de son trou. Incapables et tenus dans une enfance perpétuelle, ils confient les affaires à leur barbier ou à un porteur d’eau, et se replongent dans leur harem qu’ils n’ont fait qu’agrandir.

Voilà donc les nouveaux maîtres du monde, maîtres d’abord ignorés, bientôt célèbres, redoutés, caressés par la foule clairvoyante des courtisans! Voilà les moteurs que nous cherchions! Ce sont eux qui donnent l’impulsion à la machine administrative, et