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ture, mais par l’irresponsabilité et l’ivresse de la toute-puissance. Honte à ceux qui veulent commander aux autres quand ils ne sont pas capables de se commander à eux-mêmes! Messaline, dira-t-on, avait un tempérament; mais d’autres Romaines n’ont-elles pas eu autant de vigueur, un sang aussi généreux, des sens aussi ardens, et ne sont-elles pas restées des honnêtes femmes? Agrippine, la chaste veuve de Germanicus, n’a-t-elle pas avoué un jour à Tibère qu’elle avait des sens et qu’il lui fallait un époux? N’est-elle pas restée cependant solitaire, pure, irréprochable, sans reculer devant l’exil et la mort? Tandis que Messaline, à peine sur la scène, a fait de la pourpre une litière, est devenue l’opprobre de son sexe et restée le modèle féminin de toutes les infamies impériales.

En vain le sculpteur, avec un art merveilleux, a idéalisé cette beauté roturière et charnelle; en vain il a emprunté, pour l’en revêtir, les attributs des divinités chastes, de Junon et de Cérès ; en vain il a multiplié les draperies abondantes, les plis charmans, tout ce qui rehaussait les plus belles statues de la Grèce; en vain il a prêté à son modèle un geste décent, un voile épais, l’attitude de la matrone des beaux temps de la république; en vain il a placé sur son bras le petit Britannicus, qui consacre par une innocente caresse le caractère maternel : l’art est impuissant à masquer la vérité. Ils tombent, ils s’évanouissent, ils n’arrêtent plus votre regard, les voiles mensongers, l’idéal, la pudicité feinte, et tout l’entourage qui déguise la courtisane effrénée. La louve se montre, elle apparaît nue et frémissante, telle que l’a peinte Juvénal, le vengeur, le poète inspiré par l’indignation, dernière vertu des peuples en décadence : elle apparaît dans un lieu infâme, échappée furtivement du palais, escortée par une servante qui la surpasse en débauche, cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, les deux seins soutenus par une bandelette d’or, éclairée par une lampe fumeuse, répondant au nom de Lycisca (la petite louve) qu’elle a tracé à la craie sur sa porte, à l’encan, attendant les passans, les appelant, réclamant son hideux salaire, toujours prête, jamais fatiguée et jamais assouvie, livrant aux portefaix de Rome les flancs qui ont porté Britannicus. Voilà le type consacré, voilà l’œuvre du grand peintre qui complète celle du sculpteur et vivra plus longtemps que le bronze ou le marbre, voilà l’image vraie, saisissante, éternelle, qui restera comme un châtiment jusqu’à la dernière postérité !

Une telle femme, je me trompe, une telle créature est incapable de conduire les affaires et de présider au gouvernement de l’empire. Elle peut brusquer, effrayer, enivrer, asservir un prince aussi faible que Claude; mais elle est elle-même frappée d’impuissance par ses appétits et la tyrannie de ses passions. Elle n’est point un