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bonté, mais les coins sont comme affaissés, les muscles sont épais, leur jeu pénible, ils rappellent la lourde mâchoire qu’Auguste reprochait à Tibère. On sent que ce mécanisme exagéré devait produire une ouverture de gueule immense et ridicule, lorsque le bonhomme avait de ces spasmes de colère dont parle l’histoire, bien plus, qu’il avouait lui-même. En effet, une fois sur le trône, il avait promulgué un édit par lequel il promettait à ses sujets que ses colères seraient aussi rares que possible, et surtout justes. Les lèvres sont sensuelles, sans finesse, incertaines et entr’ ouvertes; le menton n’a aucune fermeté. La face porte les traces de fréquentes contractions, mais, au repos, elle est vide; l’espace qui s’étend de la joue à l’oreille n’est animé par aucune saillie; en un mot, il n’y a point de physionomie. Les oreilles sont larges et renversées en avant, comme celles d’un bon animal; l’œil est à la fois bénin et plein d’une défiance qui s’adresse surtout à soi-même. Le regard a quelque chose de tendu et de morne; on y devine un effort assidu pour comprendre; le front est plissé, laborieux, rebelle aux idées, stérile en résolutions. Les cheveux ne signifient rien, ils sont traités comme tous les cheveux de ce temps, sur le modèle des cheveux d’Auguste; c’était l’uniforme dynastique. Nous savons cependant que Claude avait très peu de cheveux et qu’ils étaient d’un beau blanc. Ainsi, à travers la diversité des représentations, nous retrouvons l’unité; à travers un certain idéal qui veut faire un dieu, on démêle la vérité qui trahit un sot. Les femmes, qui ont un don spécial de clairvoyance sur ce point, ne s’y trompaient pas : Livie et Antonia n’ont jamais cherché à cacher la bêtise de Claude, qui était leur fils; celles qui l’épouseront seront autrement implacables et le lui témoigneront.

Tel est l’homme qui va régner, tel est cet empereur d’occasion, fruit d’une heure de pillage, ramassé derrière une portière, emporté comme une dépouille dans le nid des vautours, et le lendemain proclamé le maître de l’univers. Le peuple se réjouit sincèrement; il ne lui fallait qu’une courte réflexion pour reconnaître que le soldat Gratus avait eu la main heureuse. Claude était le frère de Germanicus, et son avènement improvisé réveillait dans la mémoire populaire tout ce qu’il y avait encore de passion pour cette famille adorée. Il semblait que le frère de Germanicus allait apporter au monde les bienfaits dont Germanicus n’avait pu donner que l’espérance. Il aura sa douceur, ses vertus, sa faiblesse charmante. On avait été déçu, il est vrai, par Caligula; mais la fortune n’en devait qu’une compensation plus ample.

Aussitôt, avec cette vivacité d’imagination qui se manifeste à certains jours chez les peuples, on reconstruit ce fétiche dynastique dont les nations en décadence et les soldats ont toujours besoin.