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tion. J’aime mieux risquer quelques conjectures sur ces intrigues de la Russie en Orient, qui, une fois découvertes en 1868, ont changé complètement les dispositions du cabinet de Paris, et ont décidé la France, — placée entre les deux pensées contenues dans le traité de 1856, l’appui donné à la Turquie et l’appui promis à l’Orient chrétien, — à revenir à la première et à abandonner la seconde.

C’est, selon nous, une aussi grande erreur de croire que la Russie intrigue toujours en Orient que de croire qu’elle n’y intrigue jamais; mais la plus grande erreur est de croire qu’elle y intrigue toujours avec la même pensée et avec le même dessein. Elle n’a pas un plan et un système arrêtés dont elle poursuive l’exécution sans jamais s’en détourner. Je ne connais ni dans le présent ni dans le passé d’homme d’état qui ait un système invariable. Il n’y a que les esprits chimériques qui aient cette obstination, et c’est par là qu’ils se perdent. Il est possible que la Russie ait songé autrefois à posséder Constantinople; mais depuis trente ans et surtout depuis la guerre de Crimée elle a dû renoncer à cette idée, ou attendre sagement que les occasions la lui rendent. Que la Russie veuille en Orient avoir une Turquie faible, que ce soit là son système et sa volonté persévérante, je le crois avec une profonde conviction; mais qu’elle veuille faire aboutir le plus promptement possible la faiblesse à la mort, c’est-à-dire à l’ouverture de la succession, je ne le crois pas. La faiblesse, la mort, la succession, c’est là la marche de la logique, mais non pas la marche de la politique. Tout ce qui peut affaiblir la Turquie sans la tuer, tout ce qui peut l’empêcher de revenir aux temps de Soliman et de Sélim est bon pour la Russie, et je ne vois même point, à parler franchement, en quoi cela est mauvais pour l’Europe en général. Si la succession de la Turquie venait à s’ouvrir, la plus belle part de l’héritage pour la Russie ne serait pas à Constantinople, part trop en vue et trop enviée; elle serait dans l’Asie-Mineure, dont l’Angleterre, l’Italie, l’Autriche et la Grèce feraient bien cependant de lui interdire le versant occidental, c’est-à-dire l’accès à la Méditerranée.

Si ces conjectures que nous risquons sur la vraie politique de la Russie en Orient ont quelque justesse, il faut en conclure qu’il en faut pas attribuer à la découverte des intrigues de la Russie le brusque changement qui s’est fait dans les sentimens et dans les résolutions du gouvernement français envers la Grèce et les chrétiens d’Orient. Les intrigues de la Russie et les exactions des fonctionnaires turcs font partie du régime ordinaire de l’Orient chrétien depuis longues années déjà. A côté du pacha qui opprime, qui pille, et qui par ses avanies provoque à la révolte, il y a l’agent russe qui entretient les haines, envenime les mécontentemens, tout cela