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de 1848 à la fin de 1853, l’empereur Nicolas avait tout à fait le haut du pavé en Europe. Il avait aidé l’Autriche à soumettre la Hongrie, fatal service qui a été le commencement des malheurs de l’Autriche. Les généraux russes avaient écrit au tsar en lui annonçant la soumission de la Hongrie : « Sire, la Hongrie est aux pieds de sa majesté. » L’empereur Nicolas n’était pas seulement le prince le plus redouté de l’Europe; c’était aussi le grand-pontife de l’ordre et de l’autorité dans le monde. C’était lui, disait-on, qui avait soutenu l’ordre social en 1848, dans cette fatale année qui a encore plus gâté l’avenir par les terreurs qu’elle a inspirées que par les chutes qu’elle a causées. L’empereur Nicolas croyait donc que l’Europe était à la fois envers lui reconnaissante et timide, et qu’il pouvait tout oser en Orient, persuadé que l’Occident tremblerait et applaudirait. Il se trompait. La France et l’Angleterre s’unirent pour défendre la souveraineté et l’intégrité de l’empire ottoman. L’empereur Nicolas pensa que cette alliance ne durerait pas, et qu’on n’oserait pas lui faire la guerre. On osa, et il fut vaincu. Non-seulement il fut vaincu, mais il fut contraint de reconnaître la faiblesse de cette organisation militaire qui faisait sa fierté. L’ordre imposant de ses revues et de ses parades l’avait trompé sur sa force guerrière. Il mourut de la blessure faite à son orgueil.

Juste retour des choses d’ici-bas : en 1840, le tsar s’était applaudi d’avoir pu coaliser l’Europe contre la France de 1830; en 1853, ce fut la France qui coalisa l’Europe contre la Russie et lui infligea l’isolement qu’elle nous avait infligé en 1840. Comme grand-pontife de l’ordre européen, le tsar Nicolas eut la consolation que ce ne fut pas la France de la révolution libérale de 1830, mais la France du coup d’état monarchique de 1851, qui prit contre lui en 1853 la revanche de 1840. Il fut frappé par un de ses disciples[1].

En 1853 comme en 1840, il s’agissait de soustraire l’Orient à l’ascendant d’une puissance européenne. Il fallait enseigner à la Russie et au monde que la Russie, toute voisine qu’elle était de la Turquie, ne serait point son héritière. Les Grecs alors firent une faute : ils crurent qu’il serait de leur intérêt de s’allier à la Russie contre la Turquie, ne comprenant pas, tout Grecs, c’est-à-dire tout intelligens qu’ils étaient, que la Turquie n’était plus pour eux que le mal et le danger du passé, tandis que la Russie était le mal et le danger de l’avenir; qu’empêcher la Russie de régner sur le Bosphore, c’était l’empêcher de régner sur l’archipel et sur Athènes;

  1. « Ni les intérêts ni les principes du gouvernement de sa majesté impériale ne le mettent en antagonisme avec la Russie. » Dépêche de M. Drouyn de Lhuys du 15 juin 1853 à M. le général Castelbajac, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg.