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m’être retourné pour saluer une dernière fois de la main les camarades que je quittais je ne ressentis aucune émotion. Quelques battemens plus chauds et plus précipités de mon cœur me rappelèrent que je ne partais pas pour une simple promenade; mais cette impression dura peu. La parole convaincue et passionnée de notre commandant, le lieutenant-colonel de Sonis, nous eut bientôt remplis de la confiance qu’il avait lui-même, et des rêves heureux me bercèrent jusqu’au moment où je fus réveillé par la sonnerie de halte.

Pendant qu’on s’occupe de l’établissement du camp et que chacun fait sa part du service, les cuisiniers organisent leurs fourneaux. Un trou creusé dans la terre à l’aide d’un couteau ou de leurs ongles, c’est tout ce qu’il leur faut. Quelques branches de buisson soigneusement ramassées pendant la route, au pis-aller les racines d’une petite herbe qui croît à l’ombre des cailloux, même sur les plateaux les plus arides, voilà le combustible. Au début de la campagne, les hommes se sont réunis, suivant leurs goûts, par groupes de sept ou huit, pour former ce qu’ils appellent des tribus. Chacune d’elles nomme à l’élection un de ses membres aux fonctions de cuisinier. Le cuisinier gère les fonds de la tribu, perçoit la solde de tous les membres, fait les provisions, et traite avec le boucher et l’épicier, qui suivent d’ordinaire la colonne. Il est chargé aussi de subvenir aux plaisirs de la tribu, où le communisme est pratiqué de la façon la plus complète, car tous, jeunes et vieux, simples soldats et gradés, versent intégralement au fonds commun le montant de leur solde; personne ne conserve pour soi un centime. Lorsque les finances sont prospères, le cuisinier achète du tabac qu’il répartit également entre tous. S’il reste encore quelques sous, la tribu tout entière se transporte à la tente du mercanti; on achète de l’eau-de-vie, et on la boit sur place en trinquant ensemble. Les mœurs de ces petites républiques sont curieuses à étudier. Le président, je veux dire le cuisinier, est choisi parmi les plus intelligens et les plus débrouillards ; mais avant tout il faut qu’il soit honnête, car il est à tout moment surveillé. Les comptes ne sont écrits nulle part, il les rend le soir autour de la marmite; chacun connaît parfaitement son petit budget, et, s’il y manque une obole, le coupable est immédiatement destitué. Cette organisation a aussi de grands avantages au point de vue militaire : une confraternité absolue s’établit entre les hommes de chaque tribu; ils se partagent d’eux-mêmes la besogne, l’un porte la tente, l’autre une hache, le troisième les bidons. En arrivant au bivouac, chacun sait ce qu’il doit faire; le service marche mieux et plus vite, tout le monde y gagne.

La seconde journée de marche fut une des plus gaies. Nous tra-