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au milieu d’elles, et nos bateliers, qui ne s’égarent jamais dans ce dédale, font halte enfin à l’entrée du lit d’un torrent. Ce torrent, à sec en été, est le seul passage fréquenté après quelques mois de pluies par les barques des négocians, passage difficile, encombré d’écueils, et qu’on ne peut franchir sans déposer plusieurs fois sur un rocher une partie du chargement, sauf à la reprendre une fois l’obstacle dépassé à l’aide d’une corde de rotin sur laquelle on se hale. Nous devions employer d’autres moyens. Notre lettre de Siam nous donnait le droit de requérir le concours des autorités pour organiser nos transports. Il était donc beaucoup plus simple de traverser l’île à pied et de prendre des barques nouvelles de l’autre côté des cataractes. Les mandarins en voyage n’agissent pas autrement, et l’administration entretient un char à buffles exclusivement affecté au transbordement des bagages. L’hôtellerie où l’on nous conduisit en attendant que tout fût préparé pour un nouveau départ se composait de deux cases en bambous fort étroites et en mauvais état. Nous ne trouvions que les restes du logement préparé pour le dernier mandarin qui avait traversé l’île, et il fallait s’en contenter, car nous avions eu le tort de ne pas nous faire annoncer. En quittant une pirogue, on est d’ailleurs peu difficile, et le paysage nous fit oublier la chaumière. Des massifs d’arbres impénétrables nous cachaient le fleuve, dont un bras considérable coulait sur notre gauche. Il s’annonçait par un bruit assez semblable à celui qu’on entend aux approches des grèves de Penmarch en Bretagne; le spectacle que j’eus bientôt sous les yeux ne peut se comparer en effet qu’à celui que présente la mer brisant sur les côtes un jour de tempête. Un bras du fleuve, large d’environ 800 mètres, est obstrué d’une rive à l’autre par d’énormes blocs de rochers. Le courant, décuplé par ces obstacles, précipite contre eux des eaux furieuses. La roche avancée sur laquelle je me tenais était souvent couverte par un embrun; si loin que pouvait porter mon regard, les crêtes blanches des vagues s’entremêlaient aux têtes noirâtres des roches. La nappe d’eau semblait s’élargir, se perdre insensiblement dans le lointain et n’avoir d’autres limites que les montagnes bleues de l’horizon. C’est par là surtout que les eaux du Mékong se précipitent dans la partie inférieure de la vallée; mais elles se sont encore frayé d’autres issues. Ici, l’eau se brise en tombant dans un gouffre, et renvoie en l’air une étincelante colonne de poussière humide à laquelle semble se suspendre un arc-en-ciel. Plus loin, une cascade largement ouverte rappelle par son cours régulier et paisible les barrages et les écluses de nos rivières ou de nos étangs; ailleurs, l’eau s’épanche à demi voilée par des arbres charmans qui, inclinés sur elle, lui abandonnent leurs feuilles toujours fraîches et leurs fleurs blanches ou roses.