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aussi ce qui, au point de vue militaire, leur donne un intérêt particulier, car la moindre faute peut amener un affreux désastre. Que les chameliers trahissent et percent les tonneaux, qu’une source sur laquelle on comptait se trouve tarie, qu’un guide donne de faux renseignemens et vous éloigne des puits au lieu de vous y conduire, 1,500 ou 1,800 hommes sont perdus sans rémission. Ne jamais laisser sa troupe manquer d’eau, voilà quel doit être à premier souci du commandant. Aussi l’équipage d’eau est l’objet de sa constante sollicitude ; il exerce sur les chameliers une surveillance attentive, il connaît avec précision la contenance et la déperdition des tonneaux, il calcule la ration qui doit revenir à chaque homme, à chaque bête, et veille à ce que la répartition soit faite avec équité entre les différens corps.

Lorsqu’il a été décidé qu’une colonne de troupes va entrer en campagne, on réunit donc avant tout les chameaux nécessaires aux transports. Une partie de ces chameaux appartient au gouvernement, qui les entretient à ses frais; les autres, et c’est le plus grand nombre, sont pris par réquisition dans les tribus, qui les donnent de plus ou moins bonne grâce, selon qu’elles espèrent ou non une belle razzia. En dehors du butin, presque intégralement employé à récompenser le concours des indigènes, ces réquisitions sont régulièrement payées. Chaque groupe de six ou huit bêtes est conduit par un Arabe qui les suit à pied. La vie de ces pauvres chameliers est vraiment digne de pitié. Pendant sept ou huit heures tous les jours, et souvent davantage, ils marchent derrière leur troupeau, courant après lui comme un chien de garde. Un biscuit et un peu d’eau, quelquefois un pain d’orge qu’ils font cuire le soir sous la cendre du bivouac, voilà toute leur nourriture. Un vieux burnous en loques leur tient lieu de vêtement, de lit et de couverture. Leurs pieds sont garantis des cailloux brûlans et pointus du désert par des espèces de chaussures rustiques qu’ils font eux-mêmes avec la peau de leurs chameaux et des cordes d’alfa tressé. Un bâton, un petit couteau qu’ils portent à la ceinture enfermé dans un fourreau en bois, et qui leur sert à la fois de poignard et de rasoir, complètent leur costume. Si par hasard on les autorise à monter sur un chameau moins chargé que les autres, ils font entendre un chant composé de deux ou trois mesures à peine, et qu’ils répètent sans interruption pendant des heures entières. Lorsqu’on voit au milieu d’une plaine sans bornes se dessiner sur un ciel sans nuage la silhouette de l’Arabe hissé sur la bosse de sa monture et se laissant aller à ce balancement régulier qui a fait surnommer le chameau le vaisseau de la terre, lorsqu’on entend ces notes rauques et cadencées qui sortent de son gosier à des intervalles toujours égaux, on est tenté de se demander s’ils luttent, l’un par la monotonie de son