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combinaisons, en ses raffinemens, aventureux, abrupt, excessif, allant du voluptueux à l’horrible, de l’orgie à l’ascétisme, — cet orchestre labouré, strapassé comme une toile de Salvator vous ferait dire par momens que l’homme capable d’enfanter de pareilles choses doit avoir sur la conscience le remords d’un crime. Lorsque Rossini lançait son fameux mot : « quel dommage qu’un tel ne sache pas la musique, car, s’il la savait, il en ferait de bien mauvaise, » — le malin grand-maître, en abusant de l’ironie, exprimait une idée qui pouvait avoir son côté vrai. Il manque en effet à Berlioz nombre de qualités en dehors desquelles, pour les honnêtes gens, la musique cesse d’être de la musique. Hâtons-nous d’ajouter qu’il en possède d’autres à lui particulières qui, l’instant venu, non-seulement vous suffisent, mais vous enthousiasment. Schumann l’appelait un virtuose de l’orchestre. Rien de plus vrai ; il a dans l’instrumentation la main d’un maître, c’est un coloriste d’ordre souverain, un créateur en fait de résonnances originales, de rapprochemens caractéristiques. Par contre, la spontanéité dans l’invention lui manque totalement ; le musicien chez lui ne vient jamais en quelque sorte qu’après coup. Il se traduit en musique des situations, des personnages ; mais l’idée musicale immédiate, celle qui jaillit de l’âme, il ne la connaît pas. Le terrain de Berlioz, c’est l’orchestre sans paroles, il y excelle ; la parole chez Berlioz se fond, se dissout dans la musique ; Wagner au contraire entend que le mot subsiste en toute intégrité, il l’interprète, le commente, le subtilise, lui soumet les voix et l’orchestre. A la musique de Berlioz il faut un programme ; à celle de Wagner suffit la lettre : celui-là part de la Symphonie pastorale, celui-ci de l’Iphygénie, de l’Alceste de Gluck.

Vit-on jamais théories plus opposées que celles de ces deux musiciens de l’avenir, également supérieurs, également possédés du démon de l’initiative, et dont l’un pose en triomphateur, tandis que l’autre passe encore aux yeux du plus grand nombre pour un enfant perdu du romantisme ! Je sais tout ce que l’on peut dire de Berlioz, de ses contre-points barbares, de ses rhythmes battant le sol à cloche-pied comme des faunes en goguette, de ses harmonies énervantes comme le hatchich ; mais je sais aussi que ce sauvage ivre était un homme, un artiste ayant son idéal très haut placé et le poursuivant au prix des plus durs sacrifices. Il ne se manierait pas, ne compilait pas. Qu’il le voulût ou non, il lui fallait être ce qu’il était et subir jusqu’en ses désordres la loi ou la fatalité de son tempérament. Parmi tant de mots dont on l’a criblé, il en est un qui représente son œuvre comme un fantastique dessert placé sur la royale table de Beethoven. Nous-même tout à l’heure nous l’appelions un faux titan. Eh bien ! soit ! même sous cette forme il intéresse, et mieux valent, à tout prendre, des erreurs de titan que les petites vérités dont la bouche d’un pygmée vous régale !


HENRI BLAZE DE BURT.