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trouvé lors de la restauration de la Sainte-Chapelle, au fond d’un vieux coffré scellé dans le mur. Seulement le morceau était écrit sur parchemin selon la vieille notation, et j’ai eu toutes les peines du monde à le déchiffrer. — Le concert a lieu : même succès : Les critiques louent et me complimentent sur ma découverte. Un seul laisse voir quelque doute sur l’âge et l’authenticité du chef-d’œuvre, ce qui vous prouve qu’il y a partout des gens avisés. Plusieurs cependant s’apitoient sur le sort de cet infortuné maître de chapelle dont les inspirations ne nous arrivent qu’après avoir traversé une nuit de cent soixante-trois ans, car, ajoutent-ils, personne de nous n’avait entendu parler de ce Ducré, et le dictionnaire de Fétis, qui contient tant de choses extraordinaires, ne le nomme même pas. Le dimanche suivant, Duc, visitant une belle dame forte prise d’ancienne musique et qui d’ailleurs ne professait qu’un goût très médiocre pour les nouveaux compositeurs, lui demanda ce qu’elle pensait de notre dernier concert. — Fort mélangé comme toujours, — répondit-elle. — Et le morceau de Pierre Ducré ? — Admirable, charmant, de la vraie musique à laquelle le temps n’a rien ôté de sa fraîcheur. A la bonne heure, voilà de la mélodie comme les compositeurs d’aujourd’hui ne nous en donnent guère, et comme votre Berlioz n’en fera jamais. — Duc à ces mots part d’un éclat de rire, et commet cette imprudence extrême de livrer mon secret ; sur quoi la belle dame se mord les lèvres, les roses du dépit colorent la blancheur de son teint, et, tournant le dos à mon camarade l’architecte, elle murmure d’une voix de pie-grièche : « Eh bien ! votre Berlioz n’est qu’un impertinent. ».

Je ne connaissais pas cette lettre, que je traduis d’après le texte allemand qu’en a donné M. Hiller, et dont l’original peut avoir été écrit dans cette langue anglaise que Berlioz parlait et pratiquait si familièrement. Quoi qu’il en soit, les critiques capables de se laisser duper de la sorte et d’accepter cette composition comme l’œuvre d’un musicien de 1679 étaient peut-être des gens d’infiniment d’esprit, mais en matière d’art, en ce qui concerne la question historique, ne devaient certes pas être de grands clercs. Berlioz lui-même se trompe lorsqu’il attribue la réussite première de son chœur des bergers à la petite supercherie mise en avant dans cette circonstance. Si sa musique rencontra un accès plus facile, ce n’est point à cause du nom étranger qu’il avait pris, c’est à cause du style plus simple, plus mélodique, et moins en désaccord avec les habitudes du public. Cette bonne fortune, il la retrouva depuis dans Béatrice et Bénédict, dans le septuor des Troyens, et chaque fois qu’il consentit à n’émouvoir que des sentimens humains, à dépouiller le faux titan, le pseudo-cyclope, à se défaire en un mot de cette horrible grimace qui balafre comme un signe de malédiction l’altière beauté de son œuvre. Il s’exhale en effet de certaines de ses partitions je ne sais quelle affreuse odeur de carnage, et cet orchestre, tourmenté, bourrelé, prodigue en ses