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hasard pour explorer le paysage, et qui vous revenait tantôt vainqueur, tantôt berné, quelquefois même ne revenait pas du tout. Berlioz était trop l’homme de cette période pour n’en pas épouser jusqu’aux moindres pratiques. Bien que sa montre, à lui, n’ait jamais retardé et qu’il ait toujours marché avec le siècle, quand il ne le devançait pas, on peut dire qu’il n’a point cessé d’appartenir au mouvement de 1830. À cette date, il avait livré ses premiers combats, lié ses plus fidèles amitiés, sinon avec les grands astres romantiques dont l’éclat tapageur l’offusquait un peu, du moins avec les étoiles d’une clarté plus complaisante. Primus inter pares ne fut jamais la devise d’Hugo, et Berlioz, sans avoir tout le génie qu’il se croyait, en avait les impatiences et les orgueils. D’ailleurs ces hauts barons n’entendaient rien à la musique ; il fallait la croix et la bannière pour les faire se déplacer, et force était avec eux de se contenter de louanges banales, monnaie particulièrement en horreur à l’artiste ombrageux qui nous occupe. Berlioz savait cette ignorance ou cette indifférence suprême du maître à l’endroit des choses de l’art musical, et ce motif, joint à bien d’autres que lui conseillait le culte non interrompu de sa personnalité, tempéra l’élan du compositeur : sans renoncer à son admiration, il y mettait parfois des sourdines. Sa véritable intimité, c’était parmi les dominations de second ordre que Berlioz l’avait cherchée. Là du moins son enthousiasme pour Shakspeare trouvait à qui parler : Alfred de Vigny, les deux Deschamps, Brizeux, Barbier, pour n’en citer que quelques-uns, convenaient davantage à sa nature de poète-musicien et de causeur hoffmannesque.

Dans ce groupe, d’où se détachait en pleine lumière la noble figure de l’auteur de Stella, la controverse ne manquait pas. Eugène Delacroix s’y montrait aussi, mais fougueux, entraînant, enfiévré d’anglicanisme et de germanisme, le Delacroix des dessins de Faust, du Massacre de Scio, le soldat au feu, le prosélyte, et non ce gourmand refroidi, ce délicat que nous avons connu plus tard si tendrement énamouré de Bérénice. Musset également y paraissait, quoique de loin en loin, en prima sera et comme pour essayer, in anima vili, l’effet de ce bel habit vert à boutons d’or dont la véritable étrenne était pour la société de Belgiojoso et de Bel-mont ; puis c’étaient les deux Falloux, Perrière, les Rességuier et tout un monde rimant et musiquant d’aimables étrangers, de Russes, un Metscherski, un Schouwaloff, morts tous les deux : l’un comme ce poète de la chute des feuilles dans Millevoye, l’autre en barnabite, le froc au dos, la sandale aux pieds, mais la parole d’or toujours aux lèvres. Il avait quitté Paris plein de sonnets, il y rentra plein de sermons ! Comment un musicien shakspearisant n’eût-il pas délicieusement goûté pareil milieu, où, si les poètes abondaient, ne manquaient point non plus les esprits capables de comprendre la musique et d’en discourir ? Alfred de Vigny traduisait Othello et le Marchand de Venise, Émile Deschamps