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l’Allemagne et suffirait pour motiver l’accusation d’envie. Berlioz, Wagner et l’abbé Liszt, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la trinité sous ces espèces n’eût peut-être point tant déplu. L’ironie du sort voulut que ce nom fâcheux de Wagner vînt toujours en première ligne : inde iræ. Carlyle dit que l’homme appelé par la nature à produire de grandes choses est incapable de n’être pas sincère ; il lui faut exprimer à tous risques et périls la vérité comme il la sent. Berlioz était trop cet homme pour n’avoir pas de ces sincérités contradictoires ; il avait tant fait crier après lui qu’il ne s’imaginait pas qu’un autre pût jamais lui disputer cette spécialité, et quand il vit dans Richard Wagner surgir ce nouveau messie du scandale, sa rage n’y tint plus, il se fit classique !

Et maintenant qu’est-ce que Berlioz ? Faut-il d’après Paganini voir en lui un génie, ou selon M. Richard Wagner le prendre simplement pour un esprit dénué d’imagination, et qui n’a guère jamais fait que chiffrer ses songes creux avec des notes ? Berlioz a-t-il dépassé les limites absolues de son art, ou n’aurait-il par hasard franchi que les simples bornes du convenu ? Dans l’histoire de l’art, tout se tient, tout s’explique. Berlioz peut être une énormité ; mais, pas plus que M. Richard Wagner, il n’est un de ces météores qui tombent du ciel inopinément sans qu’on en puisse donner la raison. Berlioz, comme son confrère et ami, l’auteur de Tannhäuser, est le résultat d’une tendance poussée à l’extrême, la conséquence nécessaire et fatale du développement graduel de l’art musical à travers le temps. Que de semblables apparitions marquent une ère de progrès, je ne le veux pas dire : assez d’autres ont soutenu et soutiendront encore cette thèse, assez d’autres l’ont combattue et la combattront pour qu’il me soit permis de n’y pas insister. La question n’est point de savoir si personnellement cet art nous plaît ou nous répugne, si nous l’envisageons comme une décadence ou comme l’accomplissement idéal des choses ; il s’agit tout simplement d’en constater la raison d’être. Le même fait s’est produit dans l’histoire de la peinture sans que la gloire des Raphaël et des Léonard en ait souffert la moindre atteinte. Les naturalistes et les maniéristes du XVIIe siècle existent pourtant. Ils existent comme expression suprême et conséquence des mouvemens antérieurs, comme dernier terme révolutionnaire de l’émancipation qui commence avec Cimabue, insufflant la vie nouvelle au cœur ligneux du bysantinisme, avec Giotto secouant les vieux types consacrés et peignant les hommes comme ils sont. Qui jamais fit un crime à Gluck de ne s’être pas contenté de l’orchestre de Lulli et de Rameau ? Qui viendrait aujourd’hui lui reprocher ses clarinettes et ses trompettes ? En veut-on à Beethoven d’employer le contre-basson dans la Symphonie en ut mineur, à Mendelssohn de déchaîner l’ophicléide dans l’ouverture du Songe d’une Nuit d’été ? Libre à ces maîtres d’employer des moyens nouveaux pour de nouveaux effets que l’art approuve. Berlioz n’agit pas autrement, et,